INTERPRÉTATION 

 

Pour qu’il y ait interprétation il ne faut pas qu’il y ait clarté complète du message, ni obscurité totale il faut que nous ayons affaire à une réalité qui fasse signe et que l’interprétation fasse médiation entre le signe et sa signification. L'interprétation est souvent dévalorisée dans le champ de la connaissance parce qu'elle renvoie à une subjectivité, et que la quête de connaissance privilégie l'objectivité. C'est ainsi qu'on peut tout d'abord considérer l'interprétation dans un axe critique, et lui préférer la compréhension. Mais une fois reconnu le caractère nécessairement interprétatif de toute connaissance, même objective, il serait préférable de distinguer des degrés de validité dans les interprétations : qu'est-ce qui fait le caractère adéquat de l'interprétation ?   

Nous essaierons de considérer dans quels domaines on pourra valoriser la plus grande parcimonie, ou la plus grande prudence dans l'interprétation, et nous tâcherons de considérer des cas où, en revanche, on réclame la plus grande part de subjectivité et de variation dans les interprétations possibles.  

 

 

 

I/ L’INTERPRÉTATION COMME COMPREHENSION INADEQUATE   

 

A)  l’interprétation comme projection de la subjectivité.

 

Le premier rapport à la réalité est un rapport inadéquat, le monde est vécu comme une réalité mystérieuse qui envoie des messages, et ses messages l’homme doit les interpréter : une tempête est le signe de la colère d’un Dieu etc.  

Ce rapport au monde, magique, est traversé d’interprétation, il est préférable de lui substituer une compréhension adéquate des causes des phénomènes. C’est ce que Marcel Gauchet à la suite de Max Weber nomme « le désenchantement du monde ». Mais comme le montre Bergson, cette tendance à projeter des intentions dans la nature est un réflexe humain. Cf. TEXTE 

Nous avons vu dans La conscience, l’Inconscient, et dans La technique combien la pensée avait tendance à projeter sa propre subjectivité sur le monde. L’intentionnalité de la conscience nous a appris combien nous pouvons nous souvenir dans notre perception, combien la perception ordinaire était déjà une interprétation de la réalité. L’étude de l’inconscient nous a appris que l’homme avait davantage tendance à projeter ses désirs et ses craintes sur la réalité : il a tendance, même à anthropomorphiser le monde, à l’interpréter comme animé d’intentions à son égard. L’analyse de la magie (dans la technique) nous permet de considérer cette tendance, et à lui opposer le pragmatisme du technicien, qui renonce à cette inflation interprétative : « L’océan ne me veut ni bien ni mal … » dit Alain. La tendance à tout interpréter  peut mener à une forme de pathologie.      

 

B) Le délire d’interprétation

 

1) La paranoïa  

 

Dans le délire d’interprétation il s’agit de considérer l’ensemble de la réalité sous un angle particulier. Très souvent il s’agit de ramener (comme le scientifique le fait, mais lui de façon adéquate), l’ensemble des faits anodins sous une cause unique et délirante. Il y a dans la paranoïa une survalorisation du sujet, il pense avoir une connaissance qui dépasse et englobe celle des autres (Dieu est un grand paranoïaque disait Baudelaire).  

Très souvent la réalité est interprétée en fonction des désirs et des peurs du sujet. Pour le paranoïaque tout fait sens. « Le dernier paranoïaque que j'ai vu, par exemple, a conclu à l'existence d'un complot dans son entourage, car lors de son départ de la gare, des gens ont fait un certain mouvement de la main. » Freud Psychopathologie de la vie quotidienne (1901)  

Le paranoïaque par exemple va considérer l’ensemble de la réalité sous l’angle de la volonté de lui nuire Rousseau en donne un bon exemple dans Les confessions, (cf. Textes sur La Passion) lorsqu’il suppose un complot des jésuites pour empêcher la sortie de son livre. Le superstitieux est du même ordre. On en connait également une version politique : les nazis interprétaient l'ensemble des évènement politiques comme l'effet d'un complot juif. Mais le jaloux également, l’amoureux aussi qui interprète le moindre signe de l’autre sont proches de cette structure psychique. On peut même en considérer un exemple dans une discipline courante :   

 

2) L’astrologie  

C’est un exemple typique de distinction entre l’interprétation adéquate et l’interprétation inadéquate :  

L’astronomie considère le mouvement des étoiles selon des lois scientifique, elle a une part d’interprétation. L’astrologie en revanche part de deux principes : il s’agit de considérer la position de toutes les planètes à partir d’un individu, ce n’est plus du géocentrisme mais de l’égocentrisme appliqué à l’observation stellaire. Il s’agit ensuite de considérer des rapports entre les noms donnés aux planètes, le caractère de l’individu, et ce qui va lui arriver, comme le montre ce type de schéma 

Même si l’astrologie peut avoir une certaine richesse poétique, son adéquation au réel semble plus proche du délire d’interprétation que de la science. 

 

 

II/ LA COMPREHENSION ADEQUATE DE LA REALITE PAR UNE INTERPRETATION 

 

 

A) Le rejet de l’illusion

Ce qui fait le caractère adéquat de l’interprétation va être l’inverse de l’interprétation délirante : l’oubli du sujet, ou la méfiance à l’égard de soi.  

La maturité désigne chez Freud la prise en compte de la réalité, et donc l’oubli progressif de ses propres désirs. C’est en cela que l’herméneutique scientifique et la mathématisation du monde représente un progrès considérable dans la maturité de la connaissance humaine. La tendance humaine est à l’enchantement du monde, et à la projection de ses désirs.
L’interprétation du monde sera d’autant plus adéquate que le sujet sera capable de s’oublier lui-même « une vérité consolante doit être vérifiée deux fois » dit Jean Rostand. L’amoureux de la vérité est celui qui va toujours soupçonner sa tendance à vouloir comme le dit en quelque sorte Freud dans l’avenir d’une illusion à prendre ses désirs pour des réalités. En cela l'esprit critique consiste moins en une méfiance à l'égard des connaissances enseignées qu'une méfiance à l'égard à l'égard de nous même et de notre tendance à interpréter le monde à notre convenance.   

 

B) L'interprétation objective adéquate    

 

1) Le caractère interprétatif des sciences 

L’idéal d’une science qui serait vraie indépendamment de celui qui l’énonce n’est qu’un idéal justement. Kant a déjà montré que la compréhension que nous avions du monde était une compréhension humaine, une « logicisation » du monde. Dans un jugement scientifique et déterminant nous soumettons la réalité à la logique qui est la nôtre.  

Une théorie scientifique n’est pas alors une « explication du monde » au sens où l’entendait Dilthey, c’est-à-dire la détermination exacte des causes des phénomènes, c’est une interprétation adéquate du monde. Duhem disait " Une théorie n'est pas une explication. C'est un système de propositions mathématiques, déduites d'un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales. "  DUHEM: La théorie physique, son objet et sa structure 

Nietzsche va plus loin et dénonce « l’objectivité » absolue de la science : "Non point " connaître ", mais schématiser, - imposer au chaos assez de régularité et de formes pour satisfaire notre besoin pratique" Nietzsche La volonté de puissance L.3 § 272  

De façon plus synthétique et peut être excessive (et avec une référence moins suspecte) Nietzsche dit « non, il n’y a précisément pas de faits, mais que des interprétations » Fragments posthumes fin 1886 – printemps 1887 7 

Considérer l’interprétation correctement consisterait donc dans le  caractère adéquat ou non de l’interprétation. Les astrophysiciens reconnaissent d’ailleurs  que les théories mathématiques qui leur permettent de comprendre les mouvements stellaires, ont une part d’incertitude, qu’ils sont une mathématisation du réel, c’est même cette compréhension  qui marque la maturité de la science moderne. C’est ce que dit Einstein "Les concepts physiques sont des créations libres de l'esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. » L’évolution des idées en physique (1936)

 

2) L’objectivité comme interprétation valable pour tous.

On a vu que les théories scientifiques correspondaient à des interprétations de la réalité, mais ce qui fait la validité de ces interprétations, ce qui peut même leur donner le statut d’explications (de détermination correcte de causes) c'est qu'elles peuvent être valables pour tous parce que tous les hommes ont une même logique et peuvent accéder aux interprétations mathématiques du monde. Voilà pourquoi la science s'oppose à la croyance. Bien entendu, par exemple,  considérer les couleurs comme une longueur d'onde est une interprétation mathématique du monde, mais c'est une interprétation objective, parce que valable pour tous   « L’enquête scientifique est cette quête de l’objet sans nous » Francis Wolff Plaidoyer pour l’universel  Dire "cela est vert" est subjectif, dire "la longueur d'onde est de 0.5 micron est objectif"

Ce que va rejeter justement la science dans les interprétations c'est l'intervention de la subjectivité, des positions partisanes, des préjugés.  

La valeur d'une interprétation semblerait donc dans la plus faible part de subjectivité intervenant dans son élaboration : nous reconnaissons par exemple que notre science sera toujours une science faite par des hommes, mais chaque théorie scientifique peut être reprise par tous, sans que la subjectivité d'un seul y prenne part.

Ce pourrait-il qu'il y ait des domaines, où, loin de vouloir le moins d'interprétation possibles, ou la moindre part de subjectivité dans l'interprétation, on en recherche davantage ? Jusqu'à présent on a davantage compris un axe critique de l'interprétation subjective. Si la science accepte son caractère interprétatif c'est surtout pour critiquer la part de subjectivité et d'obscurité pour lui préférer la clarté mathématique. Ne pourrait-on considérer des domaines où l'interprétation apporte une richesse, et où la subjectivité est revendiquée.

 

III/ L’INTERPRETATION REVENDIQUEE   

 

A) L’interprétation comme pouvoir

 

Une interprétation considère qu’il y a un rapport autorisé à un texte, et qu’il faut une autorité pour interpréter ce texte. C’est dans le contexte religieux que le rapport à l’autorité est le plus crucial, c’est toute la querelle entre les catholiques et les protestants.  

Selon les catholiques, c’est l’Eglise qui se réserve le droit à l’interprétation correcte. Toute interprétation contraire des textes est considérée comme une hérésie.  

L’arianisme, par exemple, considérait que le Christ ne pouvait être la même personne que Dieu le père, cette doctrine a été condamnée comme hérétique au concile de Nicée en 325  

Toute contestation du pouvoir religieux est également considéré comme une hérésie, donc passible du bûcher : Par exemple Andréani a été brûlé vif avec sa femme et sa fille sur la place de Pise par ordre du pape Grégoire XIII (1572), pour avoir critiqué le contraste entre le message du Christ et le luxe des prélats.  

L’exégèse risque donc d’aboutir à la considération d’une autorité seule apte à interpréter un texte sacré, et d’aboutir à des dérives autoritaires, comme ce fut le cas lorsque l’Eglise avait un pouvoir sur la société.     

 

B) La référence à une interprétation unique du texte ou la liberté interprétative 

 

La considération protestante suppose qu’il n’y a pas besoin d’intermédiaire : « Le point de vue de Luther était à peu près le suivant : l’Ecriture sainte est sui ipusus interpretationes. On n’a pas besoin de tradition pour en acquérir une juste compréhension, pas plus qu’on a besoin d’un art de l’interprétation dans le style de l’ancienne doctrine du quadruple sens de l’écriture, car le libellé de l’Ecriture comporte un sens univoque, le sens litteralis, qui se laisse comprendre à partir d’elle ». Hans Georg Gadamer. 

Le problème consiste dans le fait que n’importe quelle interprétation est possible, même la plus intransigeante et la plus violente.

Les musulmans sont confrontés au même problème, en l’absence d’une autorité religieuse, certains sont tentés par une approche littérale, peut-être encore plus dangereuse. Dans tout texte (surtout religieux) on peut trouver de quoi tout justifier. Il est des interprètes humanistes et des interprètes criminels des mêmes écrits. 

Sans aller jusqu'à des excès, on souhaiterait souvent devant la bêtise de certaines interprétations de textes, la lecture littérale de textes métaphoriques comme la genèse par exemple, qu'une autorité mette de l'ordre. L'église catholique par exemple a permis, dans certains pays, aux scientifiques de ne plus avoir à polémiquer avec des "créationnistes" ou autres ignorants. 

Donc dans le domaine de l’interprétation des textes de référence il s’agit de se frayer un chemin entre deux écueils : l’autoritarisme d’une instance capable seule de déterminer le sens d’un texte, et l’indétermination exégétique qui laisserait la voie à des interprétations dangereuses. 

Mais il y a un domaine où la subjectivité de l'interprétation peut être valorisée de façon moins réservée :    

 

 

 

C) L’interprétation subjective adéquate, la psychanalyse

 

Il ne s’agit pas de considérer que la psychanalyse est une science, et ce pour deux raisons : d’abord elle considère un objet singulier, un individu en particulier, ensuite elle ne correspond pas au critère Popperien de la falsifiabilité. 

En revanche, elle rend nécessaire l’interprétation en vertu d’un sens caché de notre vie psychique. Le ressort de cet échappement du sens serait le refoulement : notre vie psychique nous serait difficilement accessible parce que une structure interne à notre psychique, le surmoi (qui figure l’intériorisation des injonctions et interdits parentaux et sociaux), empêcherait l’accès à une grande partie de nos pulsions. L’interprétation serait donc à la fois légitime et nécessaire pour se comprendre.

La psychanalyse doit donc toujours considérer l’individu particulier, et parfois changer d’interprétation en fonction de l’analysant. A ce titre il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » interprétation d’un rêve, il y en a seulement de plus ou moins pertinentes, qui permettront davantage à l’analysant de remplacer la brutalité d’une souffrance par la cohérence d’un discours. 

Dans les sciences comme dans les disciplines interprétatives, l’interprétation est d’autant plus correcte qu’elle est consciente d’elle-même.    

 

IV/ L’INTERPRETATION CREATRICE

 

A) La recherche du sens

 

1) L’herméneutique et l’exégèse des textes

La lecture des textes sacrés ou non, laisse la possibilité de déterminer dans ce qui s’est dit un sens, c’est-à-dire une pertinence pour des réalités humaines. Il y a des textes d'une volontaire obscurité, qui recherchent la profondeur plutôt que la clarté. Tels sont les paraboles ou les aphorisme.

Les grands textes de l’histoire humaine, les mythes, les contes, doivent être considérés non plus sous l’angle de leur vérité ou de leur fausseté, mais sous l’angle de l’aide qu’ils peuvent nous apporter dans la compréhension de notre existence. D’ailleurs nous expliquons par les causes, mais nous comprenons le sens, et il s’agit toujours d’une interprétation. 

La bêtise religieuse consiste à vouloir sans cesse considérer un sens littéral, il est préférable de faire appel à une herméneutique justement :

Il est certain qu’il n’y eut pas un premier homme et une première femme, mais le mythe d’Adam et Eve a encore du sens. De même il est fort improbable qu’un Titan ait donné le feu aux hommes, mais le mythe de Prométhée est toujours pertinent, peut encore receler une richesse d’interprétation dans notre modernité.

De même dans les contes et les traditions populaires, il est possible de considérer des interprétations toujours pertinentes et riches : Bruno Bettelheim montre dans cette pertinence dans la Psychanalyse des contes de fées. De même Clément Rosset réinterprète de façon très riche le conte de Barbe Bleue.

Ainsi comme le montre Gadamer, il y a toujours une historicité de l’interprétation.  

 

  

2) La réinterprétation

La lecture des textes littéraires, offre aussi la possibilité d’une interprétation toujours nouvelle. Il s’agit parfois, dans un texte littéraire même ancien, de trouver une situation inédite qui permettra une meilleure compréhension de notre situation. La richesse d'un texte littéraire c'est même qu'il comporte suffisamment d'ambiguïté pour s'interpréter de différentes manières. 

 

  

B) L’interprétation créatrice

 

1) L’art comme interprétation du monde

 Toute création correspond à une interprétation du monde, à la détermination d’un sens là où il n’y en aurait pas a priori. Demeure alors ambivalente la part du sujet, de l’artiste, soit qu’il transpose sa subjectivité sur le monde, et puisse l’interpréter en fonction de cette subjectivité, soit que l’artiste tente de « laisser la chose libre » comme dirait Heidegger, c’est-à-dire tente de s’oublier lui-même pour que son interprétation laisse davantage émerger la présence de l’objet.

Pour Gilles Deleuze  " En art, et en peinture comme en musique, il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes, mais de capter des forces. C'est même par là qu'aucun art n'est figuratif. La célèbre formule de Klee " non pas rendre le visible mais rendre visible ", ne signifie pas autre chose. La tâche de la peinture est définie comme la tentative de rendre visibles des forces qui ne le sont pas. " (...) Et n'est‑ce pas le génie de Cézanne, avoir subordonné tous les moyens de la peinture à cette tâche : rendre visibles la force de plissement des montagnes, la force de germination de la pomme, la force thermique d'un paysage... etc. ? Et Van Gogh, Van Gogh a même inventé des forces inconnues, la force inouïe d'une graine de tournesol. "( G. Deleuze, Logique de la sensation, La Différence, Paris, 1981, p. 39‑40)

 

2) La création dans l’interprétation des œuvre elles-mêmes.

D'abord au sens littéral : un traducteur est un interprète, mais pour servir l'oeuvre il doit souvent mettre une part de lui-même, et parfois de façon très insuffisante, la traduction d'un poète par exemple pose de réels problèmes.  

Cette création se joue aussi lorsqu’un artiste est confronté à une œuvre qui ne nécessite pas une lecture, mais bien une interprétation, c’est le cas de la musique ou du théâtre. L’artiste est alors confronté à la même interrogation. Il a certes à servir une œuvre, mais il doit également considérer quelle part de sa subjectivité il va mettre dans l’expression de l’œuvre qu’il joue