Lorsqu’on parle de la passion on peut penser à deux choses : la passion avec complément d’objet, c’est-à-dire la passion que l’on a pour tel ou tel objet, telle ou telle activité.
Ou bien on considère la passion, l’unique, c’est-à-dire celle qui n’a pas besoin qu’on dise, de quoi elle est la passion, dont l’absence même d’objet assignable montre le caractère absolu, mais qui désigne cependant un objet particulier : la passion amoureuse.
La passion présente une autre duplicité : l’attitude que l’on a envers la passion est ambivalente : d’un côté on a tendance à
valoriser les passions, dans le sens où quelqu’un qui n’a pas de passion est présenté comme un individu terne. De même tous les adolescents aspirent à vivre une grande passion. D’un autre côté,
on signale souvent son aspect destructeur.
C’est de cette ambiguïté de la passion qu’il faudrait rendre compte.
En ce qui concerne les passions, elles semblent être récemment valorisées, il est de bon ton d’avoir des passions, d’être passionné par son métier par exemple, d’avoir une passion pour le sport ou l’art. Il semble que sur les réseaux sociaux ou les sites de rencontres, le fait d’avoir des passions permet de montrer que l’on a une vie intéressante. Ce caractère est à interroger.
La valorisation des passions est récente : l’antiquité et même la pensée classique avait tendance à rejeter les passions, ou à les soumettre au strict contrôle de la raison. « Pour les passions supprime-les tout à fait » dit Epictète. En effet les passions présentent un double inconvénient pour le sage : D’abord, comme leur nom l’indique les passions sont du domaine de la passivité, elles s’opposent à l’idéal de maîtrise du sage. « L’homme juste instaure un ordre authentique dans son intérieur, il prend le commandement de lui-même, il se discipline» République IV. Mais surtout elles entraînent l’homme dans un processus qu’il ne maîtrise pas, elles ont en elle un processus cumulatif, elles vouent l’homme non au bonheur de la satisfaction, mais à la quête du « toujours plus » « L’intempérant est comme un homme qui aurait un tonneau percé, de sorte qu’il doit travailler jour et nuit pour le remplir » dit Platon dans Le Gorgias. Montaigne rejoint ici Platon, mais surtout Epicure dans la condamnation des passions : « l’intempérance est la peste de la volupté » Essais III, 13. Comme toute vertu la tempérance, est une ligne de crête entre ces deux abîmes : la passion justement, et l’insensibilité.
Mais ce n’est plus le sens que l’on donne aux passions : nous donnons davantage à ce que les sages appelaient des « passions » le nom de vices, ou plutôt d’addictions. La condamnation éthique, la distinction entre bien et mal, et même entre bon et mauvais, a semble-t-il fait place à une qualification en terme de normal ou de pathologique, de sain ou de malsain. La classification s’est médicalisée en quelque sorte, peut-être à juste titre d’ailleurs, la neurologie et la génétique peuvent avoir un discours pertinent et étayé sur les addictions. Même l’intempérance la plus commentée, l’intempérance sexuelle, qui recevait une forte condamnation morale, est traitée de façon médicale : il existe des cures de désintoxication au sexe. Il demeure que les passions classiques : l’ivrognerie ou le jeu ne sont plus qualifiés de passions, et personne ne dira « j’ai une passion pour la cocaïne » par exemple.
Lorsque l’on comprend ce que signifie désormais la passion dans le sens moderne elle désigne l’aptitude à focaliser son énergie : elle implique plusieurs présupposés, d’abord que ce ne soit pas une passion « pathologique », donc qu’elle ait en elle-même un principe de santé ; quoi que certains ne détestent pas se dire drogués du travail ou du sport, mais elle suppose surtout que la passion ait un objet en lui-même valorisé.
C’est peut-être ce qu’il y a de plus surprenant dans la compréhension moderne des passions : lorsque quelqu’un affirme qu’il a des passions, cela implique, dans son discours, qu’il se passionne pour des objets dont il considère en même temps, la valeur sous entendue.
La passion que l’on éprouve pour un objet déterminé va même servir de discriminant pour désigner l’appartenance sociale, pour classer un individu, et la passion va participer à cette course au snobisme qui consiste toujours à s’excepter, à ne pas avoir la passion de tout le monde.
A ce titre le film « Le dîner de con » de Francis Veber est éclairant : le jeu cruel du héros est d’inviter un « con » pour s’en moquer. Et ce qui marque l’infériorité de l’invité qui va servir de proie à l’amusement des autres convives, c’est le ridicule de sa passion, en l’occurrence les monuments en allumettes pour le héros joué par Jacques Villeret. Dans le même film le personnage qui appartient à une classe élevée est éditeur et joue au golf…
La passion désigne donc la capacité valorisante à avoir des centres d’intérêts eux-mêmes valables, voire originaux. Il semble que cette conception moderne de la passion recèle un certain nombre de défauts, ou d’incompréhension.
- Elle suppose dans la passion une sorte de sagesse intrinsèque qui impliquerait une forme de modération, et un discernement dans le choix des objets.
- Cette conception valorise, sans le dire, des concepts plus anciens : celui de vertu, qui implique comme on l’a vu un équilibre, et la faculté que l’on oppose classiquement à la passion : la raison. En effet sur le plan moderne on ne parle de « passion » que pour des objets valables en eux-mêmes, et discernables comme tels par la raison.
Il serait peut-être bon alors sans dévaloriser les passions, de les remettre à leur juste place.
Aussi valables soient-elles, les passions n’ont de valeur que parce que la raison les valide, c’est ce pour quoi on se passionne qui fait la valeur de la passion.
Sur un plan éthique, Il faudrait également rappeler que les passions ne sont peut-être pas le seul déterminant de la vie heureuse, qu’elles peuvent faire oublier une autre vertu très nécessaire quoique moins populaire : la prudence « La prudence assure la rectitude du but que nous poursuivons, et la prudence celle des moyens pour parvenir à ce but » Aristote Ethique à Nicomaque VI, 13. Une survalorisation des passions a parfois tendance à faire oublier que s’il faut chercher le meilleur, il faut éviter le pire. Par exemple certaines personnes peuvent avoir des passions pour la musique ou le sport, et y vouer leur vie au détriment de ce que Freud nomme un « principe de réalité ». Ce dernier implique qu’il est imprudent de mettre toute son énergie dans un projet ayant statistiquement fort peu de chance de réussir, surtout si l’on ne prévoit pas de projet alternatif.
Enfin la survalorisation des passions, peut faire oublier qu’il existe non seulement des passions néfastes pour celui qui les éprouve (on a déjà considéré leur condamnation par les catégories du normal ou du pathologiques), mais également des passions nuisibles aux autres, égoïstes et dangereuses comme la cupidité, la jalousie ou la haine.
Valoriser les passions devrait toujours être accompagné de prudence et de discernement.
Mais il s’agit ici des passions au pluriel plutôt que de la passion. Le singulier évoque alors un autre phénomène que l’aptitude à
s’intéresser vivement à quelque chose, il parle d’une expérience singulière, dans un domaine bien particulier, celui de la passion amoureuse. Lorsqu’en effet quelqu’un affirme qu’il a vécu une
passion, il parle d’une histoire d’amour.
Là également on peut parler d’un changement d’évaluation concernant la passion et d’un manque d’interrogation moderne parfois, sur la valeur de la passion.
Il ne s’agit pas ici de considérer une histoire des idées mais il est certain que la passion n’a pas toujours joui d’une grande faveur, et pour des raisons diverses, que l’on a déjà évoquées. La condamnation est encore plus précise pour cette passion identifiée : la passion amoureuse. Dans l’antiquité cette condamnation de l’amour va de la rigueur stoïcienne, à la recommandation par Lucrèce, d’une diversité amoureuse : « En se gardant de l'amour, on ne se prive pas des plaisirs de Vénus ; au contraire, on les prend sans risquer d'en payer la rançon ». De la Nature IV, le même auteur va même jusqu’à critiquer l’exclusivité « il vaut mieux jeter la sève amassée en nous dans le premier corps venu que de la réserver à un seul par une passion exclusive qui nous promet soucis et tourments » ibid. C’est au nom du bonheur donc que l’on rejette la passion.
Plus tard bien évidemment cette condamnation va changer de sens, la rigueur romaine, et bien entendu la sévérité chrétienne, entre autres, vont même peut-être l’amplifier : Claude Habib rappelle que l’époque classique se méfiait considérablement de l’amour, et avait compris que, même le dénigrer, c’était toujours faire sa publicité. Ainsi Mme de Maintenon commande-t-elle à Racine, pour spectacle aux demoiselles de Saint Cyr, Athalie et Esther, c’est-à-dire des pièces qui ne parlent surtout pas d’amour, serait-ce pour en montrer les tourments comme semble le faire Phèdre. Cette méfiance serait probablement l’indice, cependant, que la passion amoureuse aurait la consistance d’une réalité anthropologique transculturelle, indice que corroborerait sa présence comme sujet dans des productions littéraires ou mythiques venant de peuples sans rapport entre eux.
En revanche l’époque moderne semble glorifier l’amour, au-delà même de toute raison, Alain Finkielkraut s’indignait même, non sans raison, lors de la séance conclusive du forum 2013 Le Monde Le mans, que l’on ait choisi l’hymne à l’amour d’Edith Piaf, pour commémorer l’anniversaire du débarquement de Normandie. Il reste à expliquer de quelle façon la modernité considère la passion comme une valeur, et de chercher à déterminer la valeur de cette valeur.
Il est tenu sur la passion, un discours illusoire qui affirme à la fois, l’unicité de l’objet de la passion, le bonheur dans la satisfaction passionnel, et la pérennité de la passion.
Ce discours illusoire amoureux est énoncé dans un mythe, l’un des plus célèbre de Platon : le mythe des androgynes, c’est Aristophane le poète qui le conte dans Le banquet de Platon. Auparavant chaque homme constituait un tout, avec 4 jambes 4 bras etc. Mais leur vigueur était telle qu’ils voulurent conquérir l’Olympe et que Zeus les a châtiés en les coupant en deux. Depuis chacun cherche « sa moitié » comme l’on dit. Ce que désirent les hommes c’est « Se réunir et se fondre avec l’objet aimé, et ne plus faire qu’un au lieu de deux. » C’est le principe des unions. C’est le credo de toutes les histoires romantiques, c’est à l’union qu’elles s’achèvent, et c’est là que les ennuis, ou parfois l’ennui tout court commence.
La première illusion du discours amoureux concerne le choix de l’objet : l’objet est l’élu, il est l’unique, la moitié, la femme ou l’homme de sa vie. L’expérience montre qu’au contraire plusieurs objets peuvent être élus, dans le temps bien entendu, mais simultanément aussi parfois.
D’ailleurs il arrive que des amoureux aiment des gens qu’ils ne connaissent pas (Il est même bien plus facile d’aimer quelqu’un que l’on ne connait pas, la réalité ne vient pas démentir l’idéal).Il arrive même que l’on aime des gens qui n’existent pas, des personnages de fiction, ou des gens qui n’existent plus, ce qui arrive à l’enquêteur du très beau film Laura de Preminger. « On aime sur un regard, sur un sourire, sur une épaule » dit Proust dans Albertine disparue. Et à moins de supposer la reconnaissance mystique de notre moitié, il semble bien que le principe d’idéalisation à l’origine de l’illusion amoureuse, soit dans l’amoureux lui-même qui « cristallise », comme le dit Stendhal et comme l’exprime Proust encore « Albertine n’était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre d’une construction qui passait par le plan de mon cœur ».
On comprend que celui que l’on prétend aimer ait si peu de place dans la passion, qu’on puisse s’étonner de l’importance qu’il avait, et qu’on puisse aisément le remplacer. C’est qu’il s’agit de trouver, dans la passion, non pas un autre mais « l’occasion d’évoquer quelque souvenir », écrit Alquié dans Le désir d’Eternité. La conséquence c’est que paradoxalement, « Tout amour passion est illusion d’amour, et, en fait, amour de soi-même » « désir de se retrouver, et non de se perdre ». Ibid. Platon montrait déjà en d’autres termes le caractère égoïste et prédateur de la passion : « les amants aiment l’aimé comme les loups aiment l’agneau » Le Banquet 240 e. La caricature, heureusement rare, de ce principe, est le crime passionnel : je préfère celui ou celle que j’aime mort ou morte qu’avec un ou une autre. La tragédie de Shakespeare Othello le montre bien.
La seconde concerne la satisfaction. Elle existe bien entendu, mais n’a pas la complétude du l’attente. « De la source même des plaisirs surgit je ne sais quelle amertume qui prend les amants à la gorge » écrit Lucrèce De natura rerume IV. Le héros de Stendhal est plus âpre : « ce n’était que ça ? » s’étonne Julien Sorel en sortant de la chambre de Mme de Rénal.
Platon en effet énonce de façon crue la réalité de la passion amoureuse lorsqu’il parle du désir : « l’amour aime ce dont il manque et qu’il ne possède pas » Le banquet 201b. La logique est simple et André Comte Sponville la rappelle dans Le petit traité des grandes vertus p.348 : « On ne désire que ce qui manque, que ce qu’on n’a pas, comment pourrait-on avoir ce qu’on désire ? Il n’y a pas d’amour heureux. »
La passion amoureuse alterne donc entre le manque cruel de l’autre et l’ennui de sa possession : dès que l’autre est là il ne manque plus, et dès lors il n’est plus aimé, ou du moins, il l’est beaucoup moins.
C’est toute la tragédie de la passion : la passion est une quête d’absolu que la réalité dément toujours, pas seulement parce qu’elle ne rend pas heureux, mais parce que le bonheur la détruirait en tant que quête « imaginez cela Mme Tristan » écrit Denis de Rougemont. A l’inverse et c’est sûrement ce qui fait son caractère séducteur et exalté, c’est que celui qui manque de l’autre, croit, lorsqu’il est dans ce manque, que l’absolu est atteignable dans l’autre, tant qu’il ne possède pas, ou qu’il ne possède plus : « Bien souvent pour que nous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut qu'arrive le jour de la séparation » écrit Proust dans Albertine disparue.
Ce qu’il faut au passionné, c’est donc ce qu’il n’a pas, c’est l’absence, une autre vie, et la logique de la passion devient une logique de mort « sans savoir les amants n’ont jamais désiré que la mort » écrit Denis de Rougemont à propos de Tristan et Iseult, mais ce pourrait être la même chose pour Roméo et Juliette, et toutes les histoires d’amour tragiques. Encore que, bien souvent les histoires d’amour finissent moins tragiquement dans l’ennui, il y a plus de Mme Bovary que d’Iseult, et Comte Sponville cite plaisamment ce propos désabusé : « les hommes meurent rarement d’amour, ils s’endorment avant. »
La troisième illusion se comprend à partir des deux autres : il est clair que la passion qui est une erreur sur l’autre et sur soi-même ne peut pas durer. On ne désire l’autre que tant qu’il manque et autant qu’il manque. Lorsqu’il ne manque plus, on le désire moins, puis de moins en moins, puis on désire un ou une autre. « Il entre dans l’essence de l’amour de prétendre aimer toujours mais dans son fait de n’aimer qu’un temps » Rosset Le principe de cruauté
Cette logique est d’autant plus vraie que la passion est plus forte, c’est-à-dire que l’idéalisation a été plus intense : une idolâtrie entraîne nécessairement une illusion sur l’autre et une désillusion. C’est peut-être ce qui explique pourquoi les gens en représentation ont tellement de difficulté à être réellement aimés : ils focalisent sur eux un ensemble de cristallisation et ne peuvent être aimés simplement. Le mot écrit par Henry Miller peu de temps après son mariage avec Marylin Monroe en est une expression très crue : « je croyais avoir épousé un ange, ce n’était qu’une petite p… ».
On peut alors comprendre la séduction qu’exerce la passion, elle est une quête d’absolu, elle montre à l’homme sa finitude et une aspiration profonde à l’idéal. Elle séduit la jeunesse et les poètes, elle séduit beaucoup moins les sages. Il est alors deux solutions : la première est religieuse : s’il faut aimer l’absolu, il vaut mieux un Dieu qu’une idole. Comte Sponville sans indulgence parle d’un passage de l’eau de rose à l’eau bénite mais c’est le choix d’un Platon ou de Pascal.
La seconde consiste à renoncer à l’absolu et à accepter notre propre finitude et l’humanité imparfaite de l’autre. Cela n’est plus la passion prédatrice, mais l’amour proprement dit qui consiste à vouloir le bien de l’autre, et à s’en réjouir. On est plus proche alors de la sagesse que de la passion justement, on privilégie l’autre, ou du moins on le considère dans son altérité, on préfère le réel à l’absolu, et l’humain au divin.