LE VIVANT
I LA PENSEE DE LA VIE ENTRE MYSTERE ET REDUCTION
A) Le vitalisme, le « mystère » de la vie
La pensée première du vivant est sa spécificité et son mystère, une idée d’une force inexpliquée qui s’opposerait à la matière. L’âme, pour Aristote c’est ce qui anime le vivant. On distingue alors l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme rationnelle. TEXTE 1
On pourrait d'ailleurs être plus précis (ce qui pose des problèmes de traduction), tous les animés pour les Grecs, n'ont pas la vie (Zoè), pour les grecs les plantes certes des vivants mais ne sont pas des "animaux", et les dieux en revanche sont des vivants, même si ce ne sont pas des animaux. Ils ont cette capacité de sentir et de désirer.
L’âme c’est ce qui informe la matière, ce qui lui donne sa forme et son mouvement. Voilà pourquoi un mort n'est pas un vivant… et un embryon non plus ( c'est pour cela que les religieux d'inspiration aristotélicienne ou Thomistes, n'étaient pas forcément hostiles à l'avortement). Mais il faut autre chose pour être véritablement dans les vivants, il faut que cela lui fasse quelque chose d'être (une plante, cela ne lui fait rien d'être une plante semble-t-il) : voilà pourquoi la question "quelle est son essence" pour un vivant se redouble, il ne s'agit pas simplement de dire ce qu'il est, mais "ce que c'est d'être ce qu'il est", c'es ce que F.Wolff nomme un "redoublement de l'essence".
Cette compréhension du vivant a un intérêt réel : il s'agit de se demander aussi, lorsqu'on parle d'un vivant, ce que c'est que d'être vivant pour lui : par exemple pou un oiseau, son mode d'existence est de vivre comme un bipède ailé "on peut déduire de là l'habitat le comportement et le mode de vie des oiseaux" F.Wolff, Notre humanité. Ainsi la détermination de l'essence ne bloque pas uniquement l'animal (ce qui est animé) dans une classification mais prend en compte les conditions d'existence dans la définition du vivant, ce que parfois peuvent oublier nos compréhension modernes capables de ne prendre aucun compte des conditions de vie inhérentes à la vie de l'animal.
En revanche la vie conserve alors son mystère.
Plus moderne, mais tout aussi énigmatique, et nous le reverrons en fin de chapitre Bergson parle d’un élan vital qui expliquerait la spécificité du vivant. "Avec la vie, apparaît le mouvement imprévisible et libre. L'être vivant choisit ou tend à choisir." Bergson L’évolution créatrice. TEXTE 2 Cette première approche remplace une interrogation par un mystère.
B) La réduction mécanique.
1) Le modèle mécanique :
C’est l’automate ou la montre qui sert de référence. Descartes tout d’abord, veut réduire toutes les force à du mouvement et de la chaleur, et ne voit en l’animal qu’une machine plus complexe, parce que créee par Dieu. « (Considérons) ce corps comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes » Descartes Discours de la méthode partie V. TEXTE 3
La découverte de la circulation du sang, et l’assimilation du cœur à une pompe par Harvey en 1628 confirme ce modèle.
La Métrie va plus loin et considère que l’homme lui-même n’est qu’une machine, il abandonne cette âme que lui concédait Descartes.
Le modèle thermodynamique n’est qu’une variante du modèle mécaniste, il explique simplement mieux deux principes du vivant, l’anabolisme et le catabolisme, qui sont l’assimilation et le renvoi d’énergie. (Nourriture pour le vivant, carburant pour la machine)
2) Insuffisance du modèle
Kant dans la critique de la faculté de juger, §65, montre que l’automate (et la critique vaut pour le moteur) ne permet pas de penser le vivant :
Solidarité différente des parties : Dans une montre un rouage existe pour un autre, mais non pas par un autre.
Un automate, ou un moteur ne pourrait ni se produire elle-même, ni se réparer, ni se reproduire. « Dans une montre un rouage ne peut en produire un autre, et encore moins une montre d’autres montres » Kant TEXTE 4
En somme un automate, ou un moteur, a tout au plus une force motrice, il ne peut avoir une force formatrice.
Surtout le principe du vivant est différent de celui de la matière : Le second est régi par le principe thermodynamique qui veut que tout système tend à se dégrader, ce qui implique, en termes d’information, une désorganisation. La vie apparaît alors comme ce qui résiste à ce principe, comme une « néguentropie ». C’est ainsi que Bichat définit la vie : « La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort ».
Jacques Monod reprend ces mêmes critères en modernisant la conception :
La morphogenèse autonome = l'autoproduction
L’invariance reproductive qui requiert une grande quantité d'information = l'autoreproduction
Il y a aussi une autre caractéristique du vivant qui pose encore davantage de problème sa téléonomie, c’est-à-dire que la loi du vivant semble être sa finalité : un œil est fait pour voir
II/ LE FINALISME ET L’EVOLUTION
A) Le finalisme et la téléologie
Le finalisme est la tentative de compréhension première du vivant, c’est l’idée selon laquelle « la nature est bien faite ». Elle résulte de l’observation à la fois externe et interne du vivant comme le dit Kant dans la 1ère proposition de l’idée d’une histoire universelle ... Comment expliquer autrement que par un « projet » le fait que tout animal soit si remarquablement adapté à son environnement ? Même des penseurs plus modernes considèrent cette difficulté « Quand nous voyons, dans les phénomènes naturels, l'enchaînement qui existe de telle façon que les choses semblent faites dans des buts de prévision, comme l'œil, qui se forme en vue de lumières futures, nous ne pouvons-nous empêcher de supposer que les choses sont faites intentionnellement, dans un but déterminé. » Claude Bernard. 1880
De la téléologie à la théologie il n’y a qu’un pas (cf. le cour sur la religion), c'est la fameuse métaphore de l'horloge et de l'horloger que l'on doit à Voltaire. Le scientifique ne saurait le franchir sans dénaturer sa discipline. C’est pour cela que Kant prévient : la finalité n’est pas dans les choses elles-mêmes, c’est une idée qui permet d’organiser la nature en système. On fait « comme si » il y avait une grande organisation, pour orienter le travail scientifique.
B) L’évolution et l’apport Darwinien
Il y a eu avant Darwin, une première conception de l’évolution, mais qui demeurait finaliste, celle de Lamarck : elle considérait une sorte d’intention dans le vivant : l’évolution intègrerait l’idée selon laquelle c’est « la fonction qui crée l’organe ». Lamarck a pensé l’évolution avant Darwin, mais il y a introduit un principe de finalité : c’est, pour lui, parce que les girafes devaient attraper des feuilles hautes que leur cou s’est allongé.
1) L’apport théorique
Représente un progrès par rapport au finalisme qui, en supposant des intentions dans le vivant, est suspect d’anthropomorphisme. Chez l’homme l’intention commande : c’est pour aller quelque part (effet) que je prends mon train (cause). Supposer que c’est pour voir (effet et fin) que l’œil se forme (cause) supposerait une sorte « d’intention du vivant » ce qui est pour le moins suspect.
Le darwinisme permet d’expliquer le vivant en ne recourant qu’à un concept très économique : le hasard des mutations : « Une mutation est au hasard, en ce que la chance qu'une mutation survienne n'est pas affectée par le fait qu'elle puisse être utile à la survie de l'espèce" De l'origine des espèces… (1859), et un autre principe, lui aussi très compréhensible, la sélection du plus apte, que ce soit en termes de survie ou en termes de reproduction. Pour que l’on puisse constater une évolution il faut :
- Une variation. Il doit exister une variation des différents traits morphologiques parmi les membres d'une même population.
- Une hérédité. Ces variations morphologiques doivent pouvoir être transmises à la descendance (c'est ce qui est rendu possible par les mécanismes de la reproduction).
- Un succès reproductif différencié. Les différents organismes doivent laisser un nombre différent de descendants.
2) L’apport en termes de connaissance (heuristique Surtout pour option SVT )
Des faits bio géographiques: On a remarqué que les espèces nées sur des îles sont voisines des espèces du continent dont les îles se sont détachés mais avec des différences inexplicables, ( comme l'a remarqué Darwin sur les îles Galápagos ) Ou bien elles sont totalement différentes des espèces continentales ( comme en Australie ) Seul l’évolutionnisme permet d'intégrer ces faits, toute autre explication est ridicule: " Le créateur serait-il à l'affût des terres nouvellement émergées pour leur donner à chacune des espèces qui leur soient propres ? Pour rester sérieux, soyons évolutionniste" Jules Carles Le transformisme Que sais-je ?
- Les faits anatomiques : Tous les crânes des mammifères sont composés des mêmes os, fait incompréhensible sans supposer une transformation à partir d'une souche commune.
- Faits Paléontologiques : Tout au long du tertiaire on peut retracer l'évolution de fossiles équidés qui vont du petit mammifère à cinq doigts jusqu'au cheval actuel à un seul doit en passant par près de dix espèces. Ceci ne peut s'expliquer que par la régression progressive des doigts latéraux, de la transformation continue des dents qui s'adaptent de plus en plus à un régime herbivore. Le transformisme permet en conséquence de savoir ce qu'on cherche : Dans un terrain et à une certaine profondeur on sait qu'on a par exemple des chances de trouver un fossile intermédiaire entre telle ou telle espèce : Les grenouilles actuelles datent du jurassique, elles ont 8 vertèbres et pas de queue, elles étaient donc rattachées à des amphibiens de la fin du primaire avec une longue queue et une trentaine de vertèbres. Or en 1937 on put découvrir à Madagascar, dans des terrains triasiques, l'animal intermédiaire (seize vertèbres, queue vestigiale = protobatrachus). Les fossiles sont " toujours au rendez-vous du calcul "
- Faits embryologiques : Le développement de l'embryon d'une espèce passe par des stades qui rappellent les états embryonnaires d'animaux inférieurs : ex : L'embryon humain présente des indications de fentes branchiales qui se retrouve actuellement chez les poissons. L'hypothèse transformiste permet d'expliquer cela : l'individu récapitule les diverses formes par lesquelles est passé son espèce pour arriver à son état actuel.
Avec le Darwinisme, l’évolution totale des espèces s’explique par le seul hasard, aucun besoin de recourir à une finalité quelconque. Certains se permettent même d’en tirer des conclusions métaphysiques, ce qui est excessif : « l’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard ». Jaques Monod Le hasard et la nécessité
C) L’évolution, une théorie polémique surtout pour les non scientifiques
1) Tentative de travestissement scientifique de conceptions religieuses du vivant
Abandon de l’ancienne revendication d’un créationnisme littéral lié à l’enseignement de la bible. (Ce qu’on a appelé le créationnisme terre-jeune parce qu’il croyait à une datation de 6000 ans, ce que défendent encore les témoins de Jéhovah)
- Apparition d’une tentative qui consiste à montrer que le vivant n’est compréhensible qu’en supposant une intention à l’intérieur du vivant, en montrant qu’on ne peut comprendre le vivant sans recourir à cette notion.
- Intention nette de réintroduire dans la science une théologie masquée, c’est « l’intelligent design » et autres tentatives d’instrumentalisations de la science
2) Nécessité d’une neutralité scientifique
Différence d’énoncé entre mécanisme et finalisme.
• On peut affirmer: " la fonction de la chlorophylle dans les plantes est de leur permettre d'effectuer la photosynthèse " (c'est à dire de fabriquer de l'amidon à partir de carbone dioxyde et d'eau en présence de lumière solaire.) Le terme de fonction indique directement la notion de but et donc de finalité incompatible avec un énoncé scientifique.
• Cependant on peut changer l'énoncé sans rien perdre de son contenu informatif, il suffit de dire: " Les plantes effectuent la photosynthèse seulement si elles contiennent de la chlorophylle " ou bien " Une condition nécessaire pour la production de la photosynthèse par les plantes est la présence de chlorophylle"
Il faut préciser: ce mécanisme n'est pas ontologique, il ne dit pas "voilà ce qu'est le vivant", il est méthodologique : voilà comment il est correct scientifiquement d'en parler.
Hiérarchie et neutralité
Hiérarchie : On ne peut mettre sur le même plan la théorie de l’évolution et un quelconque créationnisme, elles ne respectent pas au même degré le critère d’objectivité :
On peut parfaitement être croyant et évolutionniste, Il est impossible d’être créationniste et athée.
Il est donc clair que même « l’intelligent design » est une offensive religieuse conservatrice pour nuire à la liberté d’esprit et à l’objectivité scientifique.
• Neutralité : Il n’en est pas moins vrai que se prononcer sur le caractère évidemment hasardeux des mutations, de l’évolution ou des adaptations biologiques (comme le fait Jaques Monod) est également connoté. Il serait peut-être plus judicieux d’abandonner parfois le problème de causalité, de constater des relations sans forcément se prononcer sur leur nature, ou du moins, lorsqu’on se prononce sur leur nature, savoir qu’il s’agit d’un propos métaphysique, et ne pas tenter, parfois de la façon la plus malhonnête, de lui donner le statut de science, prétendre chercher le vrai pour mieux empêcher l’autre d’avoir d’autres choix que les miens.
3) Critique théorique
Difficulté de comprendre les micromutations : Pour qu’apparaisse un organe complexe il faut non pas une mutation mais un grand nombre. Comment chaque mutation intermédiaire représenterait-elle un avantage sélectif qui expliquerait qu’elle ait été sélectionnée ?
L’œil en est un exemple, son adaptation à la lumière demande un grand nombre de mutations, c’est pourquoi les opposants à Darwin l’on toujours présenté comme un exemple paradigmatique. Cependant des recherches ont montré différentes étapes de la formation de l’œil, chez les poissons notamment, depuis de simples photorécepteurs d’il y a 600 millions d’années, jusqu’à un organe de vision.
Plus troublante le fait que le cerveau humain se soit développé au détriment des muscles (le cerveau recevant le glucose qui leur était nécessaire) à l’époque où un développement musculaire aurait représenté un plus grand avantage.
On peut également reprocher, en partie, à l’évolution de ne pouvoir être prédictive, elle permet d’expliquer ce qui s’est passé pour qu’une nouvelle espèce advienne, ou qu’une espèce ait changé, elle ne permet pas de prévoir. Mais c’est plus un appel à de nouvelles recherches qu’une mise en cause de la théorie.
C’est ce type de compréhension que va permettre une nouvelle compréhension du vivant à partir des acquis de l’évolutionnisme.
Pour rappel, le fait évolutif continue à être dénié dans de nombreux pays, selon un étude de la revue Science de 2011, la majorité des professeurs de biologie américains ne l'enseignent pas. Depuis 2019 il est banni de l'enseignement secondaire en Turquie.
III/ LA NOTION DE PROGRAMME ET LA GENETIQUE
A) Le vivant comme un programme (Une téléonomie épurée de téléologie)
Cette compréhension est antérieure à la découverte de la génétique. Presque10 ans avant Watson et Crick qui ont découvert l’ADN en 1953, le physicien Schrödinger avait déjà envisagé dans son ouvrage Qu’est-ce que la vie, en 1944 il faisait référence à un code, analogue au morse qui devait permettre de comprendre ce que Mendel avait constaté et Darwin théorisé : l’évolution du vivant, son hérédité et son organisation.
Tout comme le modèle mécanique puis le modèle thermodynamique, c’est le modèle cybernétique qui sert de référence, lui aussi est capable dans une certaine mesure de retour de l’information, d’auto contrôle etc. "Le concept de système auto-organisateur est apparu comme une façon de concevoir les organismes vivants sous la forme de machines cybernétiques à propriétés particulières" Henri Atlan, Le cristal et la fumée 1986.
Certains systèmes d’autorégulation permettent une compréhension pertinente en ces termes, cf. L’exemple de l’homéostat glycémique, pris par le rédacteur du site philo52 dans cours sur le vivant: 2 hormones contrôlent le taux de glycémie : l’insuline et le glugacon : « Lorsque le taux de glycémie est élevé, il y a sécrétion d'insuline, ce qui va déclencher le stockage du glucose, et donc la baisse de la glycémie. Cette baisse de la glycémie, si elle atteint un certain seuil, va à son tour entraîner la sécrétion de glucagon, lequel va causer la libération de glucose. Cette libération de glucose va entraîner une augmentation de la glycémie, laquelle en atteignant un certain seuil va provoquer la sécrétion d'insuline, etc. » Il y a manifestement auto contrôle. TEXTE 6
B) L’ADN (pour ceux qui ont quelques lacunes en SVT)
On a pu découvrir, par une exploration du la structure des chromosomes, une très longue molécule fondamentale dont l’un des composants, les nucléotides, est susceptible de variations. Ces nucléotides sont composés d’un phosphate, d’un sucre et d’une base azotée. C’est cette base qui change et on donne donc au nucléotide le nom de cette base (Adénine cytosine, guanine et thymine) qui donnent cet aspect programmatique, au gène et au génome. Un gène est une séquence d’ADN.
Tous les individus d’une espèce ont le même génome, les mêmes gènes mais peuvent avoir des versions différenciées de ces gènes, c’est ce que l’on nomme les allèles qui sont susceptibles de mutations.
C) Les difficultés de la génétique TEXTE 7
Des difficultés théoriques et techniques : la compréhension du vivant comme un programme constitue une métaphore cybernétique, qui comme toute métaphore, a ses limites. En l’occurrence la prise en compte de l’épigénétique relativise grandement le caractère déterminant de la génétique. Considérer la présence d’un gène dans une forme particulière est une chose, mais l’expression de ce gène en est une autre et il dépend souvent de l’environnement ( et l'hérédité même de cette expression sur un petit nombre de générations est parfois interrogé)
IV) L’INSATISFACTION DE LA COMPREHENSION SCIENTIFIQUE, LE PROBLEME DU VIVANT COMME VALEUR
A) Compréhension externe ou interne, intuition ou phénoménologie
La compréhension scientifique laisse une insatisfaction, l’impression constante, peut-être illusoire, qu’il manque quelque chose dans cette représentation physico-chimique ou programmatique, ou au moins la non prise en compte de l’expérience coutumière qui consiste à se sentir plus ou moins vivant. La science analyse, c’est son rôle, mais elle nous donne une version tomiste (tomos = couper) du vivant comme le dit Jankélévitch dans Le traité des vertus : « La vie, sans cesse réduite à des phénomènes physico-chimiques par le mécanisme, se reconstitue toujours au-delà dans son irréductible vitalité »
Il manquerait par exemple ce que Schopenhauer nommerait le vouloir vivre, le fait que le vivant veuille vivre, le constat simple que, au moins tout animal, manifeste cette tendance.
C’est ce type de constat qui incite Bergson à chercher une expérience non plus extérieure du vivant, dans sa description scientifique, mais intérieure. Lorsqu’il caractérise l’approche scientifique du vivant, Bergson (qui ne connaissait pas la génétique, mais la critique demeurerait valable) parle, dans l’Evolution créatrice du « Mécanisme cinématographique de l’intelligence » qui opère par des coupes instantanées (24 images/seconde) et recrée un mouvement uniforme par un appareil. En somme la description demeure statique. « Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses, nous nous plaçons en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement ». C’est ce qui fait que pour lui l’intelligence est la plus inapte à comprendre la vie, qui est une tendance à la nouveauté, à la création de formes vivantes de plus en plus développées. L’intelligence est « faite » pour agir, et elle a tendance à sélectionner dans notre mémoire ce qui est utile à l’action et à structurer le réel en des formes stables qui lui donnent une prise sur lui.
Pour saisir la vie dans sa singularité, il faudrait recourir à une autre faculté que l’intelligence : l’intuition : « La faculté d’intuition existe bien en chacun de nous, mais recouverte par des fonctions plus utiles à la vie ». La pensée et le mouvant.
Pour avoir accès au vivant en nous, il faudrait nous orienter vers ce qui nous est immédiatement présent, ce qui ne serait pas médiatisé par l’intelligence. C’est ce que fait l’artiste lorsqu’il porte son attention sur les mille nuances de ses propres sentiments, comme peut le faire le musicien, ou un romancier tel que Proust qui par exemple cherche à restituer cette l’intuition d’une présence en lui du passé dans le célèbre épisode de la madeleine. Cette part d’imprévisibilité dans la vie, Bergson la nomme création, et c’est dans la joie que l’homme l’éprouve, parce que c’est là qu’il se sent le plus vivant. Voilà pourquoi « plus riche est la création, plus profonde est la joie ». Bien entendu l’artiste est à ce titre celui qui est au plus près de la vie en lui, parce qu’il est dans la réalisation d’un ordre imprévisible : lorsqu’on voit peindre un artiste par exemple, même si on connait son modèle et son style, on ne peut prévoir la toile, et le peintre ne le peut non plus. Mais il n’est pas le seul, Bergson prend aussi comme exemple la mère qui élève son enfant, ou l’entrepreneur, qui cherche davantage la création que le profit. Bergson voit dans cette possibilité, de « création de soi par soi » la raison d’être de la vie humaine. TEXTE 8
Ce que réussit au moins Bergson c’est donc à rendre compte de cette expérience de la vie pour un vivant.
B) La vie une valeur ?
L’amour de la vie se marque bien dans cette expérience de la joie, mais faire de la vie une valeur ne va pas sans difficultés.
Au sens le plus étroit le vitalisme considère la vie comme « sacrée », et certains lui reprochent alors de se transformer une tyrannie, surtout lorsque ce « respect de la vie » pèse sur les lois et oblige à vivre et à souffrir ceux qui préfèreraient grandement que la vie s’arrête. C’est le problème de l’euthanasie.
- Le vivant peut avoir une beaucoup plus grande pertinence morale si on considère que la vie permettrait de juger des autres valeurs. C’est ainsi que Nietzsche propose de considérer les morales, en fonction de deux critères : de quelle forme de vie émanent-elles, et en quoi aident-elles la vie ? Le philosophe emploie d’ailleurs la métaphore médicale (diagnostique et prescriptive) pour montrer que les valeurs devraient être au service de la vie :« La morale en tant que conséquence, symptôme, masque, tartuferie, maladie ou malentendu ; mais aussi la morale en tant que cause, remède, stimulant, entrave, ou poison » Nietzsche Généalogie de la morale, avant-propos § 6. Et le constat est parfois d’une redoutable sévérité : « derrière la dégradation physiologique du chrétien type. Le médecin dit : « incurable », le philologue : « Imposture ! » Nietzsche Antéchrist § 47.
- Mais cette exaltation de la vie dans son expression la plus haute, la plus affirmative, conduit à considérer comme négligeable l’intérêt de tous, et le sacrifice des plus fragiles : pour que le surhomme, vivant le plus vivant, apparaisse, qu’importerait la perte des plus faibles. « La plante “homme” pousse avec le plus de force quand les dangers sont grands, dans des conditions d’insécurité : mais il faut bien dire que c’est justement alors que la plupart périssent » Nietzsche Fragments posthume, X, 27.
- Dans une perspective beaucoup plus grossière, certains mauvais lecteurs de Darwin, ont voulu appliquer le darwinisme au rapport des hommes entre eux : si la sélection naturelle est favorable à la vie, elle devait l’être à la société, il serait alors inepte de protéger les défavorisés, les inadaptés, ce serait contraire à la vie, et au développement de l’espèce humaine cf. cours sur La culture
Ces réflexions oublient qu’aucune valeur « ne s’impose » à l’homme, qu’il est à l’origine de toute valeur puisque rien hors de lui n’est juge. Que la vie ait une valeur, fort bien, mais, comme toute valeur, elle n’en a que pour celui qui la considère comme telle, c'est à dire l'homme elle n’est pas plus absolue qu’une autre.