Textes sur La Mémoire

Pour la mémoire, je crois que celle des choses matérielles dépend des vestiges qui demeurent dans le cerveau, après que quelque image y a été imprimée, et que celle des choses intelectuelles dépend de quelques autres vestiges, qui demeurent en la pensée même. Mais ceux-ci sont tout d'un autre genre que ceux-là, et je ne les saurais expliquer par aucun exemple tiré des choses corporelles, qui n'en soit fort différent ; au lieu que les vestiges du cerveau le rendent propre à mouvoir l'âme, en la même façon qu'il l'avait mue auparavant, et ainsi a la faire souvenir de quelque chose ; tout de même que les plis qui sont dans un morceau de papier, ou dans un linge, font qu'il est plus propre à être plié derechef comme il a été auparavant, que s'il n'avait jamais été ainsi plié. Lettre au père Mesland, 2 mai 1644,

 

Derrière les souvenirs qui viennent se poser ainsi sur notre occupation présente et se révéler au moyen d'elle, il y en a d'autres, des milliers et des milliers d'autres, en bas, au-dessous de la scène illuminée par la conscience. Oui, je crois que notre vie passée est là, et que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu depuis le premier éveil de notre conscience, persiste indéfiniment. Mais les souvenirs que ma mémoire conserve ainsi dans ses plus obscures profondeurs y sont à l'état de fantômes invisibles. Ils aspirent peut-être à la lumière : ils n'essaient pourtant pas d'y remonter ; ils savent que c'est impossible, et que moi, être vivant et agissant, j'ai autre chose à faire que de m'occuper d'eux. Mais supposez qu'à un moment donné je me désintéresse de la situation présente, de l'action pressante. Supposez, en d'autres termes, que je m'endorme. Alors ces souvenirs immobiles, sentant que je viens d'écarter l'obstacle, de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se mettent en mouvement. Ils se lèvent, ils s'agitent, ils exécutent, dans la nuit de l'inconscient, une immense danse macabre. Et, tous ensemble, ils courent à la porte qui vient de s'entrouvrir. Bergson, L'énergie spirituelle, p.95

 

L’homme du ressentiment n’est ni franc, ni naïf, ni loyal envers lui-même. Son âme louche, son esprit aime les recoins, les faux-fuyants et les portes dérobées, tout ce qui se dérobe le charme, c’est là qu’il retrouve son monde, sa sécurité, son délassement ; il s’entend à garder le silence, à ne pas oublier, à attendre, à se rapetisser provisoirement, à s’humilier. (…) . Et même le ressentiment, lorsqu’il s’empare de l’homme noble, s’achève et s’épuise par une réaction instantanée, c’est pourquoi il n’empoisonne pas : en outre, dans des cas très nombreux, le ressentiment n’éclate pas du tout, lorsque chez les faibles et les impuissants il serait inévitable. Ne pas pouvoir prendre longtemps au sérieux ses ennemis, ses malheurs et jusqu’à ses méfaits — c’est le signe caractéristique des natures fortes, qui se trouvent dans la plénitude de leur développement et qui possèdent une surabondance de force plastique, régénératrice et curative qui va jusqu’à faire oublier. (Un bon exemple dans ce genre, pris dans le monde moderne, c’est Mirabeau, qui n’avait pas la mémoire des insultes, des infamies que l’on commettait à son égard, et qui ne pouvait pas pardonner, uniquement parce qu’il — oubliait). Un tel homme, en une seule secousse, se débarrasse de beaucoup de vermine qui chez d’autres s’installe à demeure ; c’est ici seulement qu’est possible le véritable « amour pour ses ennemis », à supposer qu’il soit possible sur terre. Quel respect de son ennemi a l’homme supérieur ! — et un tel respect est déjà la voie toute tracée vers l’amour... Sinon comment ferait-il pour avoir son ennemi à lui, un ennemi qui lui est. Par contre, si l’on se représente « l’ennemi » tel que le conçoit l’homme du ressentiment, — on constatera que c’est là son exploit, sa création propre : il a conçu « l’ennemi méchant », le « malin » en tant que concept fondamental, et c’est à ce concept qu’il imagine une antithèse « le bon », qui n’est autre que — lui-même... Nietzsche Généalogie de la morale, 1ère dissertation § 10

 

Eh bien ! cet animal nécessairement oublieux, pour qui l'oubli est une force et la manifestation d'une santé robuste s'est doté d'une faculté contraire, la mémoire, par quoi, dans certains cas, il tiendra l'oubli en suspens, à savoir dans les cas où il convient de promettre : il ne s'agit donc nullement de l'impossibilité purement passive de se soustraire à l'impression une fois reçue, ou de l'indigestion que cause une parole une fois engagée et dont on n'arrive pas à se débarrasser, mais bien de la volonté active de ne pas perdre une impression, d'une continuité dans le vouloir, d'une véritable mémoire de la volonté : de sorte que, entre l'originaire « je veux », « Je ferai » et la décharge de volonté proprement dite, son acte, tout un monde de choses nouvelles et étrangères, de circonstances et même d'actes de volonté, peut se placer sans inconvénient et sans qu'on doive craindre de voir rompre cette longue chaîne de volonté. Mais que de conditions préalables ! Combien l'homme, pour pouvoir ainsi disposer de l'avenir, a dû apprendre à séparer le nécessaire de l'accidentel, à penser en termes de causalité, à anticiper et à voir le lointain comme présent, à savoir disposer ses calculs avec certitude, en discernant le but du moyen, et jusqu'à quel point l'homme lui-même a dû commencer par devenir prévisible, régulier, nécessaire, y compris pour lui-même et ses propres représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tant qu'avenir, ainsi que le fait celui qui promet ! Nietzsche La généalogie de la Morale, 2ème dissertation La « faute », la « mauvaise conscience » §1

 

 

 

 

Tant qu'un souvenir subsiste, il est inutile de le fixer par écrit, ni même de le fixer purement et simplement. Aussi le besoin d'écrire l'histoire d'une période, d'une société et même d'une personne ne s'éveille-t-il que lorsqu'elles sont déjà trop éloignées dans le passé pour qu'on ait chance de trouver longtemps encore autour de soi beaucoup de témoins qui en conservent quelque souvenir. Quand la mémoire d'une suite d'événements n'a plus pour support un groupe, celui-là même qui y fut mêlé ou qui en subit les conséquences, qui y assista ou en reçut un récit vivant des premiers acteurs et spectateurs, quand elle se disperse dans quelques esprits individuels, perdus dans des sociétés nouvelles que ces faits n'intéressent plus parce qu'ils leur sont décidément extérieurs, alors le seul moyen de sauver de tels souvenirs, c'est de les fixer par écrit en une narration suivie puisque, tandis que les paroles et les pensées meurent, les écrits restent. Si la condition nécessaire, pour qu'il y ait mémoire, est que le sujet qui se souvient individu ou groupe, ait le sentiment qu'il remonte à ses souvenirs d'un mouvement continu, comment l'histoire serait-elle une mémoire, puisqu'il y a une solution de continuité entre la société qui lit cette histoire, et les groupes témoins ou acteurs, autrefois, des événements qui y sont rapportés ? Certes, un des objets de l'histoire peut être, précisément, de jeter un pont entre le passé et le présent, et de rétablir cette continuité interrompue. Mais comment recréer des courants de pensée collective qui prenaient leur élan dans le passé, alors qu'on n'a prise que sur le présent ? Halbwachs (Maurice) La mémoire collective

 

Or la signification du passé est étroitement dépendante de mon projet présent. Cela ne signifie nullement que je puis faire varier au gré de mes caprices le sens de mes actes antérieurs ; mais, bien au contraire, que le projet fondamental que je suis décide absolument de la signification que peut avoir pour moi et pour les autres le passé que j’ai à être. Moi seul en effet peut décider à chaque moment de la portée du passé : non pas en discutant, en délibérant et en appréciant en chaque cas l’importance de tel ou tel événement antérieur, mais en me projetant vers mes buts, je sauve le passé avec moi et je décide par l’action de sa signification. Cette crise mystique de ma quinzième année, qui décidera si elle « a été » pur accident de puberté ou au contraire premier signe d’une conversion future ? Moi, selon que je déciderai - à vingt ans, à trente ans - de me convertir. Le projet de conversion confère d’un seul coup à une crise d’adolescence la valeur d’une prémonition que je n’avais pas prise au sérieux. Qui décidera si le séjour en prison que j’ai fait, après un vol, a été fructueux ou déplorable ? Moi, selon que je renonce à voler ou que je m’endurcis. Qui peut décider de la valeur d’enseignement d’un voyage, de la sincérité d’un serment d’amour, de la pureté d’une intention passée etc. ? C’est moi, toujours moi, selon les fins par lesquelles je les éclaire. Ainsi tout mon passé est là, pressant, urgent, impérieux, mais je choisis son sens et les ordres qu’il me donne par le projet même de ma fin. (...) C’est le futur qui décide si le passé est vivant ou mort. Le passé, en effet, est originellement projet, comme le surgissement actuel de mon être. Et, dans la mesure même où il est projet, il est anticipation ; son sens lui vient de l’avenir qu’il pré- esquisse. Lorsque le passé glisse tout entier au passé, sa valeur absolue dépend de la confirmation ou de l’infirmation des anticipations qu’il était.

Mais c’est précisément de ma liberté actuelle qu’il dépend de confirmer le sens de ces anticipations en les reprenant à son compte, c’est à dire en anticipant, à leur suite, l’avenir qu’elles anticipaient ou de les infirmer en anticipant simplement un autre avenir. En ce cas, le passé retombe comme attente désarmée et dupée ; il est sans forces. C’est que la seule force du passé lui vient du futur: de quelque manière que je vive ou que j’apprécie mon passé, je ne puis le faire qu’à la lumière de mon pro-jet de moi sur le futur Sartre L’être et le Néant P 555