Le Vivant

 

 

 

 

 

Texte 1 La vie comme « souffle » ou « âme »

 

 « Disons donc – et tel est le principe de notre recherche – que ce qui distingue l’animé de l’inanimé, c’est la vie. Or il y a plusieurs manières d’entendre la vie, et il suffit qu’une seule d’entre elles se trouve réalisée dans un sujet pour qu’on le dise vivant : que ce soit l’intellect, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore le mouvement qu’implique la nutrition, enfin le dépérissement et la croissance. C’est pour cette raison que toutes les plantes mêmes sont considérées comme des vivants ; on constate en effet qu’elles possèdent un pouvoir et un principe interne qui les rend capables de croître et de décroître […] Pour le moment contentons-nous de dire que l’âme est le principe des facultés susdites et se définit par elles, à savoir : les facultés nutritive, sensitive, pensante et le mouvement »  Aristote, De l’âme, II, 2

 

 

 

Texte 2 La vie comme création

"Si nous considérons (...) la vie à son entrée dans le monde, nous la voyons apporter avec elle quelque chose qui tranche sur la matière brute. Le monde, laissé à lui-même, obéit à des lois fatales. Dans des conditions déterminées, la matière se comporte de façon déterminée, rien de ce qu'elle fait n'est imprévisible : si notre science était complète et notre puissance de calculer infinie, nous saurions par avance tout ce qui se passera dans l'univers matériel inorganisé, dans sa masse et dans ses éléments, comme nous prévoyons une éclipse de soleil ou de lune. Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. L'être vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. Dans un monde où tout le reste est déterminé, une zone d'indétermination l'environne. Comme, pour créer l'avenir, il faut en préparer quelque chose dans le présent, comme la préparation de ce qui sera ne peut se faire que par l'utilisation de ce qui a été, la vie s'emploie dès le début à conserver le passé et à anticiper sur l'avenir dans une durée où passé, présent et avenir empiètent l'un sur l'autre et forment une continuité indivisée : cette mémoire et cette anticipation sont (...) la conscience même. Et c'est pourquoi, en droit sinon en fait, la conscience est coextensive à la vie. BERGSON, L'Énergie spirituelle

 

 

 

Texte 3 Le vivant comme machine

"Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il et à un arbre de produire des fruits. » DESCARTES Les principes de la philosophie, quatrième partie, article 403

 

 

Textes 4 Les différences entre l’homme et le mécanisme

Dans une montre, une partie est l'instrument qui fait se mouvoir les autres; mais un rouage n'est pas la cause efficient qui engendre les autres; une partie, il est vrai, existe pour l'autre, mais non par cette autre. La cause efficiente de ces parties et de leur forme n'est pas dans la nature (de cette matière) mais au-dehors, dans un être qui peut agir en vertu d'idées d'un tout possible par sa causalité. C'est pourquoi, dans une montre, un rouage n'en produit pas un autre et encore moins un montre d'autres montres, en utilisant (organisant) pour cela une autre matière ; elle ne remplace pas d'elle-même les parties dont elle est privée et ne corrige pas les défauts de la première formation à l'aide des autres parties ; si elle est déréglée, elle ne se répare pas non plus d'elle-même, toutes choses qu'on peut attendre de la nature organisée. Un être organisé n'est pas seulement une machine - car celle-ci ne détient qu'une force motrice -, mais il possède une énergie formatrice qu'il communique même aux matières qui ne la possèdent pas (il les organise), énergie formatrice qui se propage et qu'on ne peut expliquer uniquement par la puissance motrice. Kant critique du jugement, IIème partie, section I

 

 

 

  Texte  5 L’introduction de l’évolution dans la compréhension du vivant

« Tous ces résultats (…) sont la conséquence de la lutte pour l’existence. C’est grâce à cette lutte que les variations, si minimes qu’elles soient par ailleurs, et quelle qu’en soit la cause déterminante, tendent à assurer la conservation des individus qui les présentent, et les transmettent à leurs descendants, pour peu qu’elles soient à quelques degrés utiles et avantageuses à ces membres de l’espèce, dans leur rapport si complexes avec les autres êtres organisés, et les conditions physiques dans lesquelles ils se trouvent. Leur descendance aura ainsi plus de chances de réussite ; car, sur la quantité d’individus d’une espèce quelconque qui naissent périodiquement, il n’en est qu’un petit nombre qui puissent survivre. J’ai donné à ce principe, en vertu duquel toute variation avantageuse tend à être conservée, le nom de sélection naturelle, pour indiquer ses rapports avec la sélection appliquée à l’homme. » Darwin, L’origine des espèces.

 

 

Texte 6 : Passage de la téléologie à la téléonomie

 Il a sans cesse fallu lutter, dans les sciences de la nature, pour se débarrasser de l'anthropomorphisme, pour éviter d'attribuer des qualités humaines à des entités variées. En particulier, la finalité qui caractérise beaucoup d'activités humaines a longtemps servi de modèle universel pour expliquer tout ce qui, dans la nature, paraît orienté vers un but. C'est le cas notamment des êtres vivants dont toutes les structures, les propriétés, le comportement semblent à l'évidence répondre à un dessein. Le monde vivant a donc constitué la cible favorite des causes finales. De fait, la principale «  preuve » de l'existence de Dieu a longtemps été «  l'argument d'intention ». Développé notamment par Paley dans sa Théologie naturelle, publiée quelques années seulement avant l'origine des Espèces, cet argument est le suivant. Si vous trouvez une montre, vous ne doutez pas qu'elle a été fabriquée par un horloger. De même, si vous considérez un organisme un peu complexe, avec l'évidente finalité de tous ses organes, comment ne pas conclure qu'il a été produit par la volonté d'un Créateur ? Car il serait simplement absurde, dit Paley, de supposer que l'oeil d'un mammifère, par exemple, avec la précision de son optique et sa géométrie, aurait pu se former par pur hasard.

Il y a deux niveaux d'explication, bien distincts mais trop souvent confondus, pour rendre compte de l'apparente finalité dans le monde vivant. Le premier correspond à l'individu, à l'organisme dont la plupart des propriétés, tant de structure que de fonctions ou de comportement, semblent bien dirigées vers un but. C'est le cas, par exemple, des différentes phases de la reproduction, du développement embryonnaire, de la respiration, de la digestion, de la recherche de nourriture, de la fuite devant le prédateur, de la migration, etc. Ce genre de dessein préétabli, qui se manifeste dans chaque être vivant, ne se retrouve pas dans le monde inanimé. D'où, pendant longtemps, le recours à un agent particulier, à une force vitale échappant aux lois de la physique. C'est seulement au cours de ce siècle qu'a disparu l'opposition entre, d'un côté, l'interprétation mécaniste donnée aux activités d'un être vivant et, de l'autre, ses propriétés et son comportement. En particulier, le paradoxe s'est résolu quand la biologie moléculaire a emprunté à la théorie de l'information le concept et le terme de programme pour désigner l'information génétique d'un organisme. Selon cette manière de voir, les chromosomes d'un oeuf fécondé contiennent, inscrits dans l'ADN, les plans qui régissent le développement du futur organisme, ses activités, son comportement.

Le second niveau d'explication correspond, non plus à l'organisme individuel, mais à l'ensemble du monde vivant. C'est là qu'a été détruite par Darwin l'idée de création particulière, l'idée que chaque espèce a été individuellement conçue et exécutée par un créateur. Contre l'argument d'intention, Darwin montra que la combinaison de certains mécanismes simples peut simuler un dessein préétabli. Trois conditions doivent être remplies : il faut que les structures varient ; que ces variations soient héréditaires, que la reproduction de certains variants soit favorisée par les conditions de milieu. A l'époque de Darwin, les mécanismes qui sous-tendent l'hérédité étaient encore inconnus. Depuis lors, la génétique classique, puis la biologie moléculaire ont donné des bases génétiques et biochimiques à la reproduction et à la variation. Peu à peu, les biologistes ont ainsi élaboré une représentation raisonnable, quoiqu'encore incomplète de ce qui est considéré comme le principal moteur de l'évolution du monde vivant : la sélection naturelle. »

 François Jacob, Le jeu des possibles, (1981) pp. 32 sq., Fayard.

 

  

 

Texte 7 : Le «  programme génétique », une métaphore imparfaite

 " Comme les autres métaphores en biologie, notamment celle du cerveau comme ordinateur, la métaphore du programme génétique souffre de ce que la question des significations de l’information n’est en général pas posée. On a pris l’habitude de négliger ce problème en informatique et dans les sciences de la programmation, en considérant qu’il est toujours résolu implicitement, en ce que la source des significations est tout simplement le ou les individus humains qui émettent et reçoivent un message, ou qui écrivent un programme et le font exécuter.  (…) Il n’est donc pas nécessaire d’expliciter la signification ni la source de cette signification quand on s’occupe de formaliser le traitement de l’information dans les programmes d’ordinateur. Leur signification est évidente : c’est le but particulier dans lequel ils sont écrits par des auteurs humains intentionnels qui sont la source de cette signification. Cette attitude est justifiée dans le cas des programmes d’ordinateurs classiques, toujours écrits dans un but particulier, en vue de réaliser une tâche explicitement définie. Mais cette attitude n’est plus justifiée et l’on ne peut plus ignorer la question de la source ou de la production des significations, quand il s’agit de machines naturelles fabriquées par l’évolution sans but évident et sans projet explicite, soit par le seul effet de la sélection naturelle, soit même en l’absence d’un tel effet comme dans les cas d’évolution non-adaptative.

  L’idée d’un programme écrit dans les gènes sous la forme de séquences nucléotidiques des ADN provient des observations suivantes et de leur utilisation implicite dans un raisonnement fallacieux :

 — l’ADN est une séquence quaternaire facilement réductible à une séquence binaire ;

 — tout programme d’ordinateur séquentiel déterministe est réductible à une séquence binaire — Ergo : les déterminations génétiques produites par la structure des ADN fonctionnent à la manière d’un programme séquentiel écrit dans l’ADN des gènes. »  Henri Atlan, Conférence juin 1994

 

 

 

 

 

 

 

TEXTE 8 : La joie est le signe d’une réussite de la vie, d’une création

« Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en —raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. […]  Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde ? »  Bergson, L’Énergie spirituelle, « La conscience et la vie » 1919