L’ART DE LA PAROLE (Opératoire)

 

Prologue : Un contexte historique et politique favorable à sa constitution comme problème.

Dès son origine la rhétorique concerne la défense des intérêts : Corax (au début du Vème siècle)  Tisias. Prend place donc avec la délibération (moins pertinent sur le plan archaïque, quoi que…), parce que la hiérarchie est fixe

Au contraire en démocratie les hommes sont “ἴσοι καὶ ὅμοιοι.” (isoi et homoioi, égaux et semblables) ou au moins délibératif, celui qui « sait parler » va pouvoir s’imposer. Cf Document sur la constitution d’Athènes

 

A ) La critique de la rhétorique

Platon qui le critique et Aristote qui le constate, on passe à un “art du bien dit” un « ars bene dicendi » selon la formule de Quintilien 1er siècle BC

 

Un objet incertain : 

Gorgias : elle « a pour objet les discours », comme la géométrie ou l’arithmétique répond Socrate.

Sur quoi portent-ils «  sur les plus grandes affaires humaines » Socrate répond : chacun croit la même chose à propos de son métier.

Elle est « ouvrière de persuasion » et excellente.

« Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe, et, quant au fameux financier, on reconnaîtra que ce n’est pas pour lui qu’il amasse de l’argent, mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules. » 452e

L’arithmétique est aussi une ouvrière de persuasion.

Gorgias répond : « c’est la persuasion qui se produit dans les assemblées ».

Donc la vraie rhétorique s’impose en Grèce, principalement à partir du Vème siècle, celui des réformes de Clisthène. Deux assemblées principales : l’ecclésia, l’assemblée réunie des dix tribus parmi lesquels chacune tire au sort 50 membres, qui participeront à l’assemblée restreinte de 500 ( la Boulè) chaque tribu dirige un dixième de l’année (prytanie). Ce sont eux qui décident des affaires courantes. Et surtout l’Héliée λιαία, tribunal populaire avec sycophantes.

 

Critique de la rhétorique comme compétence :

 

C’est un art du discours, mais qui donne juste une apparence de savoir pas un savoir réel. (Il vaudrait mieux une assemblée d’experts pour une pandémie  par exemple) . Texte 2 livre p.34

« Ce n’est pas lui [le rhéteur] non plus que l’on consultera, s’il s’agit de construire des remparts ou d’installer des ports ou des arsenaux, mais bien les architectes » 455b.

Une réponse est possible laquelle ? : Même un ingénieur ou un architecte ont besoin de persuader. Exemples :

C’est la réponse que fait Gorgias :  discours de  Thémistocle persuade de consacrer l’argent des mines du Laurion aux trières et aux fortifications du Pirée en -483, permettant la victoire de Salamine en -480)

Gorgias et son frère médecin. Texte 3 extrait Gorgias 456 457. D’où derechef la puissance de la rhétorique.

 

La rhétorique maîtresse de fausseté

Gorgias vante la puissance de la rhétorique mais garde une morale : « ce n’est pas l’art qui est responsable, mais ceux qui en abusent » 457d

Mais critique sous-jacente :  elle peut mener une cité à sa perte,  faire condamner un innocent. Ex :  Socrate prytane, condamnation des généraux vainqueurs contre Sparte aux Arginuses (  -406)  Les rhéteurs  manipulateurs d’opinion. Texte 4 extrait de la République VI 493a

 

La rhétorique un art inaccompli

τέχνη, pas seulement une technique au sens moderne, un moyen pour une fin, il s’agit de ce qui permet une action efficace et méthodique.  

-  Socrate la rhétorique (celle de Tisisas cf. le Phèdre) n’est pas une technique  : « Je ne la tiens pas pour un art ».  C’est un « savoir-faire » (empeiria). A opposer aux vrais arts : médecine ou législation  Socrate : elle est une simple  routine destinée à procurer de l’agrément. Texte 5 livre p.54 et focus p.55

Rhétorique et cuisine sont de même ordre : la flatterie  (kolokéia) une bassesse d’âme. Elles n’ ont pour but le plaisir, elles sont des simulacres de techniques.   

Cf. Tableau de Darriulat.   

Pour Platon il y a un art de parler véritable, opposé aux trucs de Tisisas. Cf. Texte 6 extrait du Phèdre.

 

B)  Le véritable art de parler c’est la maïeutique et la dialectique

La maïeutique

Un maître original : il enseigne ce qu’on ignore savoir . Cf. Texte 7 de Xénophon.  Référence  (dans le Théétète) à sa mère Phénarète, accoucheuse « ils n’ont jamais rien appris de moi ; mais ils trouvent d’eux-mêmes et en eux-mêmes toutes sortes de belles choses dont ils se mettent en possession » Théétète 149 c. Usage de l’ironie.

Un dialogue, non la manipulation d’une assemblée « Si toi Polos je ne te produis comme témoin… » Gorgias παρρεσία Parrhèsia : franchise d’une parole sans ornement.

Une catharsis Le Sophiste 230b: on se purge des opinions fausse en constatant leur insuffisance pour se rendre accessible à la recherche. C’est d’abord un aveu d’ignorance (qui pour certains peut être feinte) : “si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Je me fais du moins l’effet d’être plus sage que cet homme justement par ce mince avantage, que ce que je ne sais pas, je ne crois pas non plus le savoir.” Apologie de Socrate, 21d. Faire prendre conscience aux individus de leur ignorance pour qu’ils puissent accéder à une connaissance.

Exemple du Ménon  et  Texte 8 : Gorgias 488a –489e  Il se compare à un taon qui réveille (apologie de Socrate). Ménon le compare à une torpille.

Socrate est le premier à comprendre que connaître, c’est connaître ce que sont les choses, c’est à dire ce qu’elles ont d’universel en elle. Voilà pourquoi il faut parvenir aux définitions.

Exercice : montrez par l’ironie le ridicule d’un jugement irréfléchi. Par exemple :    l’homosexualité est condamnable car contre nature”. Trouvez un autre exemple

La Dialectique (pour approfondir vous pouvez lire cet essai de Paul Janet en ligne)

Parvenir par la confrontation des opinions à une connaissance vraie (ἐπιστήμη épistémè), sur un objet stable, une idée, et non simplement à une opinion (δόξα doxa) sur un objet instable (sensible) “de connaissance il ne peut être question si tout change et rien ne demeure” Cratyle 440c.

Le but du dialogue et de l’art de parler : la connaissance de réels intelligibles, c’est à dire, leur essence, ce qu’elles ont en elles d’universel (« il n’y a de science que de l’universel » dit Aristote). La dialectique est une méthode ascendante, une initiation à la vie de l’esprit qui considère les choses dans leur généralité, qui oublie la particularité du témoignage des sens pour parvenir à contempler la vérité. On trouve cette démarche ascendante dans la  célèbre allégorie de la caverne, mais aussi dans d’autres dialogues. Il s’agit de contempler les notions, de s’interroger sur ce qu’elles sont, de les comparer avec ce avec quoi on pourrait les confondre, par une série d’interrogations, de réponses et de réfutations, où l’on voit que le langage est central.  Nous avons déjà vu que la pensée elle-même était “un discours que l’âme se tient à elle-même, affirmant et niant” Théétète 100a. Le dialecticien est avant tout quelqu’un qui sait interroger et répondre « Il faut frotter les uns contre les autres, les noms, les définitions, les images, les points de vue »  Lettre VII. Cette dialectique qui permet par un dialogue ascendant de déterminer ce que sont les choses est le véritable art de parler chez Platon, c’est “chanter comme il convient la vraie vie des dieux et des hommes heureux” Le Théétète. Nous sommes dans un usage cognitif du langage, un rapport de l’homme à une vérité transcendante. Texte extrait du Théétète

L’autre art de parler va surtout concerner le rapport aux hommes.

 

Transition : Cette conception de la rhétorique, qui demande à ce qu’elle s’appuie sur une connaissance théorique analogue à celle des mathématiques, met peut-être sur le même plan des formes d’esprit que l’on peut distinguer, et qui nous amènerait à considérer un sens plus moderne du terme d’art. L’art serait moins, justement, ce qui correspondrait à une connaissance clairement définie, ce serait une pratique dont on pourrait justement bien difficilement déterminer a priori les caractéristiques, (on dit même en ce sens que la médecine est un art) qui laisserait une grande place à l’expérience, l’intuition, ce que Pascal appelle la finesse.

Distinction entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse.

 

 

C ) La rhétorique, un art qui revendique son caractère empirique

Trouvez des exemples historiques d’hommes éloquents dont la bonne volonté est difficilement discutable

 

Une conception de la vérité (dans des domaines déterminés)  cf. ce bel article sur les sophistes

Pour s’installer dans un usage polémique de la rhétorique, il faut une autre conception de la vérité. C’est une conception (à laquelle s’oppose bien sûr Platon) selon laquelle toute question dépend d’un point de vue. Selon Diogène Laërce, c’est le propos de Protagoras ( -490 - 420) qui affirme « à propos de toutes choses il y a deux discours opposés l’un à l’autre ». Il peut, pour Protagoras y avoir des interprétations contradictoires d’un même fait mais également valables. C’est bien sûr le contexte juridique, où aucune vérité ne préexiste à son exposé qui est le mieux concerné

Cas exemplaire d’Épitime de Pharsale, que rapporte Plutarque (45-125) dans ses Vies parallèles (vie de Périclès). Longue discussion entre Protagoras et Périclès : qui est responsable de la mort d’ Épitime, transpercé par un javelot au cours des Jeux ? Est-ce le javelot, comme le soutient le médecin ? Le lanceur de javelot, comme le pense le juge ? Le promoteur des Jeux, qui n’a pas pris de mesures de sécurité suffisantes ? Ou Épitime lui-même, qui a enfreint le règlement en se trouvant là où il n’aurait pas dû être Aucune réponse évidente.  Protagoras consiste étend à l’ensemble du réel cette vision tragique et contradictoire, à la manière d’un Héraclite pour qui « le combat est père de toutes choses » C’est ici qu’intervient la thèse la plus célèbre de Protagoras « l’homme est la mesure de toutes choses ».

 

Un art :  à la fois une technique et l’expression d’une aptitude difficilement définissable.

On peut comprendre le terme d’art dans le sens moderne où l’on considère que les caractéristiques de la discipline ne sont pas entièrement réductibles à une technique déterminée, Cicéron le montrera dans sa vibrante description de l’orateur. Il faut un certain nombre de dispositions. Mais pour améliorer la qualité oratoire un enseignement technique demeure possible.

Aristote cherche à déterminer les différents genres oratoires en fonction de l’orateur, du sujet traité, de l’auditeur.  Ce sont les genres délibératifs, judiciaires et épidictiques. On en trouve un tableau précis sur ce lien. Et dans votre livre p. 27

Il procède également à une division du discours qui sera reprise et fixée par Cicéron puis Quintilien

Cf. Texte de Quintilien

On peut retenir les étapes de cet art par un acronyme ENADE

Exorde, Narration (ou action) Argumentation (ou preuve)  Digression  Epilogue

 

 

Une nécessité pragmatique

La connaissance et la transmission de celle-ci par l’enseignement est certes ce qu’il faut valoriser en premier, mais elle ne concerne pas l’ensemble des relations langagières entre les hommes et il est des domaines, ou des types de relations aux autres choses importe.

  quand nous posséderions la science la plus exacte, il est certains hommes qu'il ne nous serait pas facile de persuader en puisant notre discours à cette seule source” Aristote, Rhétorique I, 1355a. Ou comme il le dit de façon plus synthétique : « le persuasif est persuasif pour quelqu'un » (Rhétorique I, 1356b)

Dans un esprit pratique Aristote considère qu’il faut savoir s’adapter à son auditoire et considérer les différents types de preuve à cet effet :

Aristote distingue trois types de preuves techniques les preuves éthiques (relatives à l'ethos de l'orateur), c’est ce sur quoi insiste surtout Cicéron (livre p. 37) les preuves pathétiques (relatives au pathos de l'auditoire), et les preuves logiques (relatives au logos, à la logique). « Les preuves administrées par le moyen du discours sont de trois espèces : les premières consistent dans le caractère de l'orateur ; les secondes, dans les dispositions où l'on met l'auditeur ; les troisièmes dans le discours même, parce qu'il démontre ou paraît démontrer. » Aristote, Rhétorique I, 1356 a,

 

 

Exercice 1 : Composez un discours pour (ou contre) la légalisation de l’avortement en vous concentrant alternativement sur l’Ethos, le pathos et sur le logos.

Exercice 2 : Montrez en quoi la notion d’appropriation culturelle est une adaptation moderne de la notion d’Ethos

 

Cf Texte d’Aristote

Aristote ne se contente pas de ce classement il cherche à établir la valeur des différentes preuves en fonction de l’auditoire, il y a un pragmatisme dans sa démarche, et une lucidité concernant les conditions de l’efficacité du discours. les orateurs incultes persuadent mieux dans les foules que les cultivés (…)  Car les autres énoncent les propositions communes et générales ; ceux-ci puisent dans ce qu'ils savent, énoncent les propositions qui sont tout près de leur auditoire” Rhétorique II, 1395b

Il remarque également qu’une réfutation est plus efficace qu’une démonstration, il montre la force de l’emploi d’un exemple, voire d’une comparaison abusive “Denys aspire à la tyrannie, puisqu'il demande une garde ; autrefois, en effet, Pisistrate, ayant ce dessein, en demandait une, et, quand il l'eut obtenue, il devint tyran” Rhétorique I

Il note également la force des maximes sentencieuses, surtout avec un public peu averti “Les maximes sont d'un grand secours pour les discours ; d'abord grâce au défaut de culture des auditeurs” ibid.

 

On voit donc qu’il peut y avoir plusieurs arts de parler selon la forme du propos (tient-on un discours, participe-t-on à un débat ?) et selon les différents auditeurs ou interlocuteurs. Il est clair qu’avec un public savant il faudra avant tout privilégier la rigueur de l’argumentation : présenter sa thèse clairement, donner une démonstration rigoureuse, trouver un exemple pertinent et en tirer une conclusion. La technique sera différente en fonction de l’auditoire (ce qui permet également de vérifier si un orateur vous considère, ou non, comme un public compétent et si ses procédés sont honnêtes).

 

L’Eristique

Il s’agit d’un art de parler qui s’apparente à un art du combat, celui-là même que pratiquaient les sophistes et qui se trouve souvent valorisé. Vous trouverez ici le résumé des 38 stratagème de Schopenhauer dans L’art d’avoir toujours raison 

Voilà quelques procédés plus ou moins honnêtes :

Usage de termes suffisamment imprécis ou la perte dans le jargon

Les analogies peu rigoureuses (Les dettes d’un ménage et les dettes d’un Etat)

Le recours aux dictons ou à la sagesse populaire

L’appel à la comparaison des situations (“imaginez votre honneur bafoué par une accusation de détournement de fonds !”)

L’exagération : (“une campagne de dénigrement comme on n’en a jamais vue”)

Le recours à une terminologie qui stigmatise le propos adverse (“Ceci c’est de l’agri-bashing”)

L’enferment des détracteurs dans une catégorie sociale déterminante ( “un film fait par des bobos pour des bobos”) 

Le renversement de l’opprobre (« vous avez l’âme bien noire… »

La généralisation (A vous entendre il faudrait libérer tous les criminels)

Exercice : trouvez d’autres exemples des mêmes procédés ou d’autres procédés

 

Conclusion : la rhétorique est une discipline qui peut difficilement être définie, qui s’oppose en partie à un véritable art de la parole au service de la vérité. Elle est cependant nécessaire dans les domaines où la vérité est difficilement discernable. Elle n’est pas en elle-même porteuse de valeurs, elle peut défendre les pires causes, se mettre au service des pires intérêts. En revanche sa connaissance est nécessaire, justement, non seulement pour défendre ce qui semble juste et vrai mais aussi pour repérer les tentatives de manipulations oratoires les plus malhonnête et s’en défendre.