1 Le portrait du philosophe par Platon

Socrate : « Supposons, mon cher ami, que le philosophe ait réussi à tirer vers les hauteurs un homme de la foule et que ce dernier consente à sortir de ces questions : « Quel tort t'ai-je fait ? ou quel tort m'as-tu fait ? » pour s'élever à la considération de la justice et de l'injustice en elles-mêmes, pour chercher en quoi elles consistent et en quoi elles se distinguent de toutes choses aussi bien que l'une de l'autre ; supposons que cet homme renonce également à se demander si le grand roi est heureux, ou si le propriétaire d'une quantité d'or est heureux, pour en venir à considérer la royauté et le bonheur ou le malheur humain en général, leur essence respective, la façon dont il convient à l'homme de viser l'un et de fuir l'autre. Notre homme vulgaire dont l'esprit est étroit et procédurier, lorsqu'il est ainsi contraint de répondre à des questions philosophiques, se montre à son tour embarrassé. De se trouver si haut suspendu, la tête lui tourne : il n'a pas l'habitude de regarder au milieu des airs et le voilà gêné, affolé et bredouillant : ainsi ce n'est pas aux servantes de Thrace ni aux autres ignorants que celui-ci prête à rire (car ceux-ci ne se rendent pas compte de sa situation), mais à tous ceux qui ont reçu une éducation contraire à celle des esclaves.
Telle est, Théodore, l'attitude de chacun des deux hommes dont nous avons parlé. L'un, élevé dans la liberté et le loisir, que tu appelles justement philosophe, ne doit pas être blâmé de paraître naïf et nul quand il se trouve devant des besognes serviles, et par exemple de ne pas savoir ficeler une couverture de voyage, d'être incapable d'assaisonner un plat de condiments ou un discours de flatteries. L'autre homme est capable de faire tout cela habilement et rapidement, mais il ne sait pas, à la façon d'un homme libre, rejeter noblement son manteau sur l'épaule droite ni, quand il a pris son tour de parole, chanter comme il convient la vraie vie des Dieux et des hommes heureux. » Platon Théétète.

 

 

 2 La philosophie recherche d'une connaissance comme d'une fin en soi.

« C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit ; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (c'est pourquoi même l'amour des mythes est, en quelque manière amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n'avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. »

Aristote Métaphysique A, 2, 982 b 10, trad. J. Tricot, Vrin.

 

 

3 Il n'est jamais ni trop tôt ni trop tard pour philosopher 

« Quand on est jeune il ne faut pas hésiter à s'adonner à la philosophie, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser d'en poursuivre l'étude. Car personne ne peut soutenir qu'il est trop jeune ou trop vieux pour acquérir la santé de l'âme. Celui qui prétendrait que l'heure de philosopher n'est pas encore venue ou qu'elle est déjà passée, ressemblerait à celui qui dirait que l'heure n'est pas encore arrivée d'être heureux ou qu'elle est déjà passée. Il faut donc que le jeune homme aussi bien que le vieillard cultivent la philosophie : celui-ci pour qu'il se sente rajeunir au souvenir des biens que la fortune lui a accordés dans le passé, celui-là pour être, malgré sa jeunesse, aussi intrépide en face de l'avenir qu'un homme avancé en âge (...). Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissances des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les autres mets qu'offre une table luxueuse, qui engendrent une vie heureuse, mais la raison vigilante, qui recherche minutieusement les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter et qui rejette les vaines opinions, grâce auxquelles le plus grand trouble s'empare des âmes. De tout cela la sagesse est le principe et le plus grand des biens. C'est pourquoi elle est même plus précieuse que la philosophie, car elle est la source de toutes les autres vertus, puisqu'elle nous enseigne qu'on ne peut pas être heureux sans être sage, honnête et juste ni être sage, honnête et juste sans être heureux.  Conçois-tu maintenant que quelqu'un puisse être supérieur au sage, qui a sur les dieux des opinions pieuses, qui est toujours sans crainte à la pensée de la mort, qui est arrivé à comprendre quel est le but de la nature, qui sait pertinemment que le souverain bien est à notre portée et facile à se procurer et que le mal extrême, ou bien ne dure pas longtemps, ou bien ne nous cause qu'une peine légère (...).
Médite, par conséquent, toutes ces choses et celles qui sont de même nature. Médite-les jour et nuit, à part toi et avec ton semblable. Jamais alors, ni en état de veille ni en songe, tu ne seras sérieusement troublé, mais tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car celui qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel. »

Epicure  Lettre à Ménécée,

 

 

 

4 La philosophie recherche d'un savoir vrai 

«  J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables (...) mais pour ce qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensais qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle qu’il nous la font imaginer. E t, parce qu’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir autant qu’aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démonstrations. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés, nous peuvent venir aussi quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après , je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité je pense donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. » DESCARTES Discours de la méthode partie IV

 

 

5 Lien entre la philosophie et le savoir 

«  J'aurais voulu premièrement y expliquer ce que c'est que la philosophie, en commençant par les choses les plus vulgaires, comme sont : que ce mot de philosophie signifie l'étude de la sagesse, et que par la sagesse on n'entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts; et qu'afin que cette connaissance soit telle, il est nécessaire qu'elle soit déduite des premières causes, en sorte que pour étudier à l'acquérir, ce qui se nomme proprement philosopher, il faut commencer par la recherche de ces premières causes, c'est à dire des principes; et que ces principes soient si clairs et si évidents que l'esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu'il s'applique avec attention à les considérer; l'autre que ce soit d'eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte qu'ils puissent être connus sans elles, mais non pas réciproquement elles sans eux; et qu'après cela il faut tâcher de déduire tellement de ces principes la connaissance des choses qui en dépendent, qu'il n'y ait rien en toute la suite des déduction qu'on en fait qui ne soit très manifeste. Il n'y a véritablement que Dieu seul qui soit parfaitement sage, c'est à dire qui ait l'entière connaissance de la vérité de toute chose; mais on peut dire que les hommes ont plus ou moins de sagesse à raison de ce qu'ils ont plus ou moins de connaissance des vérités plus importantes. Et je crois qu'il n'y a rien en tout ceci dont les doctes ne demeurent d'accord. » Descartes Les Principes de la philosophie, Lettre préface

 

 

6 Dénonciation d'une confusion possible entre la philosophie et l'opinion

«  C'est un obstacle pour l'étude de la philosophie que la présomption des vérités toutes faites sans ratiocination. Leur possesseur est d'avis qu'il ne faut pas revenir sur elles ; mais il les pose au fondement et il estime pouvoir non seulement les exprimer, mais encore juger et condamner avec elles. De ce côté, il paraît particulièrement nécessaire de faire de nouveau de la philosophie une affaire sérieuse . Pour toutes les sciences, les arts, les talent, les techniques, prévaut la conviction qu'on ne les possède pas sans se donner de la peine et sans faire l'effort de les apprendre et de les pratique. Si quiconque ayant des yeux et des doigts, à qui on fournit du cuir et un instrument, n'est pas pour cela en mesure de faire des souliers, de nos jours domine le préjugé selon lequel chacun sait immédiatement philosopher et apprécier la philosophie puisqu'il possède l'unité de mesure nécessaire dans sa raison naturelle - comme si chacun ne possédait pas aussi dans son pied la mesure d'un soulier . - Il semble que l'on fait consister proprement la possession de la philosophie dans le manque de connaissances et d'études, et que celles-ci finissent quand la philosophie commence. On tient souvent la philosophie pour un savoir formel et vide de contenu. Cependant, on ne se rend pas assez compte que ce qui est vérité selon le contenu, dans quelque connaissance ou science que ce soit, peut seulement mériter le nom de vérité si la philosophie l'a engendré » Hegel, Phénoménologie de l'esprit t.I pp57

 

 

 

 

7 La valeur de la philosophie liée à son incertitude

La valeur de la philosophie doit en réalité surtout résider dans son caractère incertain même. Celui qui n’a aucune teinture de philosophie traverse l’existence, prisonnier de préjugés dérivés du sens commun, des croyances habituelles à son temps ou à son pays et de convictions qui ont grandi en lui sans la coopération ni le consentement de la raison. Pour un tel individu, le monde tend à devenir défini, fini, évident ; les objets ordinaires ne font pas naître de questions et les possibilités peu familières sont rejetées avec mépris. Dès que nous commençons à penser conformément à la philosophie, au contraire, nous voyons, comme il a été dit dans nos premiers chapitres, que même les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne posent des problèmes auxquels on ne trouve que des réponses très incomplètes. La philosophie, bien qu’elle ne soit pas en mesure de nous donner avec certitude la réponse aux doutes qui nous assiègent, peut tout de même suggérer des possibilités qui élargissent le champ de notre pensée et délivre celle-ci de la tyrannie de l’habitude. Tout en ébranlant notre certitude concernant la nature de ce qui nous entoure, elle accroît énormément notre connaissance d’une réalité possible et différente ; elle fait disparaître le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n’ont jamais parcouru la région du doute libérateur, et elle garde intact notre sentiment d’émerveillement en nous faisant voir les choses familières sous un aspect nouveau. Mais à côté de cette fonction d’ouverture au possible, la philosophie tire sa valeur – et peut-être est-ce là sa valeur la plus haute – de la grandeur des objets qu’elle contemple, et de la libération à l’égard de la sphère étroite des buts individuels que cette contemplation induit ».   RUSSELL Bertrand (1872-1970) Problèmes de philosophie.1912

 

 

 

 

 

8 Le but et la norme de la philosophie  

« Il faut encore préciser. Dire que la philosophie sert à vivre mieux, à être plus heureux, n'est évidemment pas à entendre comme l'annonce qu'il existerait des spécialistes à même de faire votre bonheur à votre place, tout comme une femme de ménage peut faire votre ménage pour que vous n'ayez pas à le faire. Les philosophes ne sont pas les femmes de ménage de l'esprit. Leur existence ne saurait vous dispenser de philosopher. Ils ne peuvent servir qu'à vous aider à philosopher vous-même, par vous-même, pour vous-même. C'est parce que la philosophie sert à vivre qu'elle ne peut appartenir en propre aux philosophes de métier. Et c'est pourquoi aussi personne ne peut se dispenser de philosopher. Dès lors qu'on essaie de penser sa vie et de vivre sa pensée, on philosophe, peu ou prou, et plus ou moins bien. Les grands auteurs nous aident seulement à philosopher un peu mieux. Il reste encore à préciser que si le bonheur est le but de la philosophie, il n'est pas sa norme. Ce n'est pas parce qu'une idée me rend heureux que je dois la penser ; c'est uniquement parce qu'elle me paraît vraie. Il ne s'agit donc pas de penser ce qui me rend heureux, ce qui serait faire du bonheur la norme et soumettre la philosophie à une espèce de pragmatisme éthique. Il s'agit de penser ce qui me paraît vrai. Or s'il y a contradiction entre ces deux exigences, la normativité du vrai et la finalité du bonheur, la dignité du philosophe se joue toute entière dans le fait qu'il choisit la vérité. Si quelqu'un a le choix entre un bonheur et une vérité, il n'est philosophe qu'en tant qu'il choisit la vérité. Cet amour du vrai me semble commun à tous les philosophes. À tel point que ceux qui ne se soumettraient pas à cette norme de la vérité, de mon point de vue, ne seraient plus des philosophes, mais bien ce que la tradition appelle des sophistes. Car si la philosophie sert à quelque chose, c'est en fin de compte à chercher le bonheur dans la vérité. Le but et la norme de la philosophie se rencontrent ici, et cette rencontre, quand elle est effective, définit la sagesse. Ce bonheur ne serait pas fait, comme la plupart des plaisirs contingents. Ni d'illusions et de mensonges. Ce bonheur serait fait de vérité, et c'est ce qu'on appelle la béatitude : le bonheur dans la vérité, ou l'amour vrai du vrai. » COMTE SPONVILLE

 

 

Textes annexes 

 

 

 

 

Quelques exemples de maïeutique socratique

 

Extrait du Gorgias de Platon, dialogue entre Socrate et Calliclès

 

SOCRATE (…) qu’entendez-vous, Pindare et toi, par la justice selon la nature ? Est-ce le droit qu’aurait le plus puissant de prendre par force les biens du plus faible, ou le meilleur de commander au moins bon, ou celui qui vaut plus d’avoir plus que celui qui vaut moins ? 488b Te fais-tu de la justice une autre idée, ou ma mémoire est-elle fidèle ?

CALLICLÈS XLIII. — Oui, c’est cela que j’ai dit alors et que je dis encore.

SOCRATE Mais est-ce le même homme que tu appelles meilleur et plus puissant ? Je n’ai pas su comprendre alors ce que tu voulais dire. Est-ce les plus forts que tu appelles meilleurs et faut-il que les plus faibles obéissent au plus fort, 488c-489a comme tu l’as laissé entendre, je crois, en disant que les grands États attaquent les petits en vertu du droit naturel, parce qu’ils sont plus puissants et plus forts, ce qui suppose que plus puissant, plus fort et meilleur, c’est la même chose, ou bien se peut-il qu’on soit meilleur, tout en étant plus petit et plus faible, et qu’on soit plus puissant, tout en étant plus mauvais ? Ou bien la définition du meilleur et du plus puissant est-elle la même 488c ? C’est cela même que je te prie de définir en termes précis : y a-t-il identité ou différence entre plus puissant, meilleur et plus fort ?

CALLICLÈS Eh bien, je te déclare nettement que c’est la même chose.

SOCRATE Dans l’ordre de la nature, le grand nombre n’est-il pas plus puissant que l’homme isolé 488c, puisqu’il fait les lois contre l’individu, comme tu le disais tout à l’heure ?

CALLICLÈS On n’en saurait douter.

SOCRATE Alors les ordonnances du grand nombre sont celles des plus puissants ?

CALLICLÈS Assurément.

SOCRATE Donc aussi des meilleurs, puisque les plus puissants sont les meilleurs d’après ton aveu ?

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE Donc leurs ordonnances sont belles selon la nature, étant celles des plus puissants ?

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE Or le grand nombre ne pense-til pas, comme tu le disais aussi tout à l’heure, que la justice consiste dans l’égalité 488e et qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir ? Est-ce vrai, oui ou non ? Et prends garde d’être pris ici, toi aussi, en flagrant délit de mauvaise honte. Le grand nombre pense-t-il, oui ou non, qu’il est juste d’avoir autant, mais pas plus que les autres, et qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir ? Ne refuse pas de me répondre là-dessus, Calliclès, afin que, si tu es de mon avis, je m’affermisse dès lors dans 489a-489e mon sentiment par l’aveu de quelqu’un qui sait discerner le vrai du faux.

CALLICLÈS Eh bien oui, c’est là ce que pense le grand nombre.

SOCRATE Ce n’est donc pas seulement en vertu de la loi qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir et que la justice est dans l’égalité ; c’est aussi selon la nature 489a, de sorte qu’il se pourrait que tu n’aies pas dit la vérité précédemment et que tu m’aies accusé à tort, quand tu as dit que la loi et la nature sont en contradiction et que, sachant cela, j’étais de mauvaise foi dans les discussions, renvoyant à la loi ceux qui parlaient suivant la nature, et à la nature ceux qui parlaient suivant la loi.

 

 

 

 

 

 

LE LACHES 

(Extrait)

 

SOCRATE : Tâchons d'abord, Lachès, de définir ce que c'est que le courage ; après cela nous examinerons [190e] par quels moyens ces jeunes gens pourront l'acquérir, autant du moins que l'exercice et l'étude peuvent y servir. Voyons, dis-nous ce que c'est que le courage.

 LACHÈS : En vérité, Socrate, ce n'est pas bien difficile à dire. Qu'un homme garde son rang dans une bataille; qu'il ne prenne jamais la fuite, et fasse tête à l'ennemi, voilà ce que j'appelle être courageux.  

 SOCRATE (…)  mais celui qui combat l'ennemi en fuyant et sans garder son poste ?

 LACHÈS Comment, en fuyant?  

 SOCRATE : Comme les Scythes, par exemple, qui ne combattent pas moins en fuyant qu'en poursuivant; ou, comme Homère dit en quelque endroit pour louer les chevaux d'Énée, « qu'ils savaient se porter de tous les côtés, habiles à poursuivre et à fuir (04) ». [191b] Et ne loue-t-il pas Énée lui-même, pour avoir su se laisser intimider à propos, puisqu'il l'appelle savant à fuir. (…) 

 LACHÈS Il est vrai.

  SOCRATE. Voilà pourquoi je te disais tout à l'heure que c'était ma faute si tu n'avais pas bien répondu, parce que je t'avais mal interrogé; je voulais [191d] savoir ce que c'était que le courage, (…) et je n'entendais pas parler uniquement du courage sur le champ de bataille, mais aussi dans les dangers de la mer, dans les maladies, dans la pauvreté, dans la conduite politique; et plus encore dans la lutte contre le chagrin et la crainte, surtout dans celle contre le désir et le plaisir, [191e] soit que le courage se montre par la résistance ou par la fuite. Car tu conviendras, Lachès, que le courage s'étend sur toutes ces choses.

 LACHÈS certainement, Socrate.

 SOCRATE. Tous ceux qui possèdent ces diverses formes de courage, sont donc vaillants. Les uns font preuve de courage contre le plaisir, les autres contre le chagrin; ceux-là contre le désir, ceux-ci contre la crainte; tandis que d'autres, au contraire, ne leur opposent que la lâcheté.

 LACHÈS. Sans contredit.

SOCRATE Je voulais justement savoir ce que c'est que chacun de ces deux contraires, le courage et la lâcheté. Commençons par le courage, et tâche de me dire quel est son caractère commun, quelles que soient les occasions où il se développe. Ne comprends-tu pas encore ce que je veux dire ?  (…)

- LACHÈS : Il me semble que le courage est une certaine constance de l'âme, [192c] puisqu'il faut en donner une définition générale et applicable à tous les cas. 

- SOCRATE : Il le faut, sans doute, pour répondre exactement à la question. Mais cependant il me semble être bien sûr que toute constance ne te paraît pas du courage ; et ce qui me suggère cette idée, c'est que je sais que tu mets la valeur au nombre des belles choses.

- LACHÈS : Oui, et des plus belles, sois-en bien persuadé.  (…)

- SOCRATE : La constance jointe à la raison, voilà donc, selon toi, le vrai courage? 

- LACHÈS : Il me semble.

 [192e] SOCRATE : Voyons : est-ce cette même constance unie à la raison dans certains cas ou dans tous, dans les petites choses comme dans les grandes ? Si par exemple, un homme a la constance de dépenser son bien sagement, dans la certitude que ses dépenses lui produiront de grands avantages ; l'appellerais-tu un homme courageux? 

 LACHÈS : Non, par Jupiter! (…) 

 SOCRATE : Mais à la guerre, un homme qui serait constant et ferme dans l'action, parce que, calculant prudemment les chances, il saurait qu'il sera bientôt secouru, ou que ses ennemis sont moins nombreux et plus faibles, et qu'il a l'avantage du terrain ; cet homme, dont la constance est fondée sur tous ces calculs, te paraît- il plus courageux que celui qui, dans l'armée ennemie, aurait envie de résister et de garder son poste?

  193b] LACHÈS : C'est ce dernier qui est le plus courageux, Socrate. 

 SOCRATE : Cependant la constance de ce dernier est déraisonnable, comparée à celle de l'autre.

 LACHÈS : Cela est vrai. 

 SOCRATE : Ainsi un bon cavalier, qui dans le combat fera preuve de courage parce qu'il est habile à monter à cheval, te paraîtra moins courageux que celui qui ne connaît pas l'équitation ? (...)    

 [193c] LACHÈS : Sans doute. 

 SOCRATE : Et des gens qui, sans s'être jamais exercés, auraient la hardiesse de plonger, de se jeter à la nage, ou de s'exposer à tout autre danger, te paraîtraient donc plus courageux que les hommes habiles dans tous ces exercices? 

 LACHÈS : Mais, Socrate, qui pourrait prétendre autre chose? (…)     

 SOCRATE : Pourtant, Lachès, la constance de ces gens-là est plus déraisonnable que celle des hommes qui s'exposent au péril, avec les moyens d'y faire face. 

 LACHÈS. Il semble.

 [193d] SOCRATE : Mais l'audace insensée, et la constance sans la raison ne nous ont-elles pas paru tout à l'heure honteuses et préjudiciable. 

 LACHÈS : Il est vrai.

 SOCRATE : Et voilà que nous soutenons qu'on peut donner le nom de courage à une chose honteuse et funeste, à la constance dépourvue de raison ?

 LACHÈS : Je l'avoue.

 SOCRATE : Et crois-tu que nous fassions bien ?

 LACHÈS : Non, par Jupiter. 

 SOCRATE :  S'il faut juger, Lachès, par tes discours, nous ne sommes guère montés l'un et l'autre [193e] sur le ton dorien; car, chez nous, les actions ne sont pas en harmonie avec les paroles. A voir nos actions, on dirait, je l'espère, que nous avons du courage ; mais à nous entendre on n'en jugerait pas de même.

 

 

LA REPUBLIQUE (Livre I) 

Dialogue entre Socrate et Thrasymaque sur la justice 

(338a - 340b)

 

 

- Thrasymaque : Écoute donc. Je dis que la justice n’est autre chose que ce qui est avantageux au plus fort. Hé bien, pourquoi n’applaudis-tu pas ? Tu te gardes bien de le faire.

 -  Socrate : Attends du moins que j’aie compris ta pensée, car je ne l’entends pas encore. La justice est, dis-tu, ce qui est avantageux au plus fort. Qu’entends-tu par là, Thrasymaque ? Veux-tu dire que parce que l’athlète Polydamas] est plus fort que nous, et qu’il lui est avantageux pour soutenir ses forces de manger du bœuf, il y a aussi de l’avantage pour nous à prendre la même nourriture ?

 - Thrasymaque : Tu es un effronté, Socrate, et tu ne cherches qu’à donner un mauvais tour à tout ce qu’on dit.

 -  Socrate : Point du tout : mais, de grâce, explique-toi plus clairement.

 - Thrasymaque : Ne sais-tu pas que les différents États sont ou monarchiques ou aristocratiques ou populaires ?

 - S : Je le sais.

 - T : Dans tout État, celui qui gouverne n’est-il pas le plus fort ?

- S Assurément.

 - T :Quiconque gouverne ne fait-il pas des lois à son avantage : le peuple, des lois populaires ; le monarque, des lois monarchiques, et ainsi des autres gouvernements ; et ces lois faites, ne déclarent-ils pas que la justice dans les subordonnés consiste à observer ces lois, dont l’objet est leur propre avantage, et ne punissent-ils pas celui qui les transgresse, comme coupable d’une action injuste ? Voici donc mon opinion. Dans tout État la justice est l’intérêt de qui a l’autorité en main, et par conséquent du plus fort. D’où il suit pour tout homme qui sait raisonner, que partout la justice et ce qui est avantageux au plus fort, sont la même chose.

 - Socrate : Je comprends à présent ce que tu veux dire. Cela est-il vrai ou non, c’est ce que je vais tâcher d’examiner. Tu définis la justice, ce qui est avantageux ; cependant tu m’avais défendu de la définir ainsi. Il est vrai que tu ajoutes, au plus fort.

 - T : Ce n’est rien peut-être.  

 - S : Je ne sais pas encore si c’est grand-chose ou non : je sais seulement qu’il faut voir si ce que tu dis est vrai. Je conviens avec toi que la justice est quelque chose d’avantageux ; mais tu ajoutes que c’est seulement au plus fort. Voilà ce que j’ignore, et ce qu’il faut examiner.

 - T : Examine.

- S : Tout à l’heure. Réponds-moi : Ne dis-tu pas que la justice consiste à obéir à ceux qui gouvernent ?

 - T : Oui.

 -S : Mais ceux qui gouvernent dans les différents États sont-ils infaillibles ou peuvent-ils se tromper ?

 - T : Ils peuvent se tromper.

 - Socrate : Ainsi, lorsqu’ils feront des lois, les unes seront bien, les autres seront mal faites.

 Je le pense.

 C’est-à-dire que les unes seront conformes et les autres contraires à leur intérêt.

 - T : Oui.

 - S : Cependant, ces lois une fois établies, les sujets doivent les observer, et c’est en cela que consiste la justice, n’est-ce pas ?

 - T : Sans doute.

 - S : Il est donc juste, selon toi, non seulement de faire ce qui est avantageux, mais encore ce qui est désavantageux au plus fort.

- T : Que dis-tu là ?

 - Socrate : Ce que tu dis toi-même. Mais examinons mieux la chose. N’es-tu pas convenu que ceux qui gouvernent se trompent quelquefois sur leur intérêt dans les lois qu’ils imposent aux sujets, et qu’il est juste que les sujets fassent tout ce qui leur est commandé ?

 - Thrasymaque : J’en suis convenu.

 - Socrate : Avoue donc aussi qu’en disant qu’il est juste que les sujets fassent tout ce qui leur est commandé, tu es convenu que la justice consiste à faire ce qui est désavantageux à ceux qui gouvernent, c’est-à-dire aux plus forts, dans le cas où, sans le vouloir, ils commandent quelque chose de contraire à leur intérêt. Et de là, très habile Thrasymaque, ne faut-il pas conclure qu’il est juste de faire tout le contraire de ce que tu disais d’abord, puisqu’alors ce qui est ordonné au plus faible est désavantageux au plus fort ?

 - Voilà qui est évident, Socrate, interrompit Polémarque.

 - Sans doute, reprit Clitophon, puisqu’on a ton témoignage.

-  Et est-il besoin de témoignage, continua Polémarque ? Thrasymaque lui-même convient que ceux qui gouvernent commandent quelquefois des choses contraires à leur intérêt, et qu’il est juste, même en ce cas, que les sujets obéissent. — Thrasymaque, dit Clitophon, a dit seulement qu’il est juste que les sujets fassent ce qui leur est commandé. — Mais il avait aussi avancé que la justice est ce qui est avantageux au plus fort ; et après avoir posé ces deux principes, il est ensuite demeuré d’accord que les plus forts font quelquefois des lois contraires à leur intérêt. Or, de tout cela, il suit que la justice n’est pas plus ce qui est avantageux que ce qui est désavantageux au plus fort.