Textes sur Le Travail

 

Texte 1  : Le caractère fondamentalement technique de l'intelligence humaine

 

« En ce qui concerne l'intelligence humaine, on n'a pas assez remarqué que l'invention mécanique a d'abord été sa démarche essentielle, qu'aujourd'hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l'utilisation d'instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l'humanité retardent d'ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d'une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. […] Dans des milliers d'années, quand le recul du passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on s'en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication. Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Éd. PUF, coll. "Quadrige", 1996, chap. II, pp.138-140.

 

 

 

 

 

TEXTE  2: Le travail est création de nouvelles structures.

 

" Ce qui définit l’homme n’est pas la capacité de créer une seconde nature, - économique, sociale, culturelle -, au-delà de la nature biologique, c’est plutôt celle de dépasser les structures créées pour en créer d’autres. Et ce mouvement est déjà visible dans chacun des produits particuliers du travail humain. Un nid est un objet qui n’a de sens que par rapport à un comportement possible de l’individu organique et, si le singe cueille une branche pour atteindre un but, c’est qu’il est capable de conférer à un objet de la nature une valeur fonctionnelle. Mais le singe n’arrive guère à construire des instruments qui serviraient seulement à en préparer d’autres, et nous avons vu que, devenue pour lui un bâton, la branche d’arbre est supprimée comme telle, ce qui revient à dire qu’elle n’est jamais possédée comme un instrument dans le sens plein du mot. Dans les deux cas, l’activité animale révèle ses limites: elle se perd dans les transformations réelles qu’elle opère et ne peut les réitérer. Au contraire, pour l’homme, la branche d’arbre devenue bâton restera justement une branche-d’arbre-devenue-bâton, une même «  chose » dans deux fonctions différentes, visible «  pour lui » sous une pluralité d’aspects. Ce pouvoir de choisir et de varier les points de vue lui permet de créer des instruments, non pas sous la pression d’une situation de fait, mais pour un usage virtuel et en particulier pour en fabriquer d’autres. Le sens du travail humain est donc la reconnaissance, au-delà du milieu actuel, d’un monde de choses visible pour chaque je sous une pluralité d’aspects, la prise de possession d’un espace et d’un temps indéfini." Merleau-Ponty

 

 

 

 

 

TEXTE 3 : La conception antique du travail

 

« L’institution de l’esclavage dans l’antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se procurer de la main-d’œuvre à bon marché ni un instrument d’exploitation en vue de faire des bénéfices ; ce fut plutôt une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. (C’était d’ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l’esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes n’ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain ; il refusait de donner le nom d’ «hommes » aux membres de l’espèce humaine tant qu’ils étaient totalement soumis à la nécessité.) Et il est vrai que l’emploi du mot « animal » dans le concept d’animal laborans, par opposition à l’emploi très discutable du même mot dans l’expression animal rationale, est pleinement justifié. L’animal laborans n’est, en effet, qu’une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre. »

 

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1961, pp 95-96.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  TEXTE 4 : Le travail comme réalisation de soi

 

"Tu travailleras à la sueur de ton front !"  Cette malédiction, Adam la reçut de la bouche de Jéhovah, et c'est bien ainsi qu'Adam Smith entend le travail ; quant au « repos » il serait identique à la liberté et au « bonheur ». C'est le moindre souci de Smith que « dans son état normal de santé, de force, d'activité, d'habileté, de dextérité », l'individu ait également besoin d'une quantité normale de travail qui mette fin à son repos. Il est vrai que la mesure du travail semble venir de l'extérieur, dictée par les obstacles à surmonter en fonction du but à atteindre. Il ne soupçonne pas non plus que le renversement de ces obstacles constitue en soi une affirmation de liberté ; il ne voit aucunement la réalisation de soi, l'objectivation du sujet, donc sa liberté concrète qui s'actualise précisément dans le travail. Sans doute Smith a raison lorsqu'il dit que dans ses formes historiques : esclavage, corvée, salariat, le travail est toujours répulsif, qu'il apparaît toujours comme une « contrainte extérieure », et qu'en face de lui, le non travail est « liberté » et « bonheur ». Cela est doublement vrai pour un travail plein de contradictions, un travail qui n'a pas encore su créer les conditions objectives et subjectives (...) qui le rendraient « attractif », propice à l'autoréalisation de l'individu...  

 

Marx, Principes d'une critique de l'économie politique.

 

     

 

 

 

 

 

TEXTE 5  : C’est par le travailleur que se réalise le progrès historique 

 

« Le Maître force l’esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la nature. Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que, au prime abord il était l’esclave de la nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la nature, l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave: il le libère du Maître. Dans le monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du maître. Dans le monde technique, transformé par son travail, il règne - ou, du moins, régnera un jour - en Maître absolu. Et cette maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du monde donné et de l’homme donné dans ce monde, sera tout autre chose que la maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse - ne travaillant pas - intact. Si l’angoisse de la mort incarné pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. » Kojève, Introduction à la lecture de Hegel

 

 

 

   

 

 

 

TEXTE 6 : L’aliénation par le travail

 " En quoi consiste l’aliénation du travail ? D’abord, dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui, quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. De même que, dans la religion, l’activité propre de l’imagination humaine, du cerveau humain et du cœur humain, agit sur l’individu indépendamment de lui, c’est-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique, de même l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.

On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation, qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial."   Manuscrits de 1844

 

 

 

 

   

 

TEXTE 7 : Ce que serait un travail véritablement humain 

 

    « Supposons que nous produisions comme des êtres humains, chacun de nous s’affirmerait doublement, dans sa production, soi-même et l’autre.
1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute.

 

2. Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité.

 

3. J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour.

 

4. J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est à dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, la socialité humaine. Nos productions seraient comme autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. » Marx Manuscrits de 1844