Texte 1 : La compréhension mythique
Il fut un temps où les dieux existaient, et où il n’y avait point encore d’êtres mortels. Lorsque le temps de leur existence marqué par le destin fut arrivé, les dieux les formèrent dans le sein de la terre, les composant de terre, de feu, et des autres élémens qui se mêlent avec le feu et la terre. Quand ils furent sur le point de les faire paraître à la lumière, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée[21] du soin de les orner, et de pourvoir chacun d’eux des facultés convenables. Épiméthée conjura son frère de lui laisser faire cette distribution. Quand je l’aurai faite, dit-il, tu examineras si elle est bien. Prométhée y ayant consenti, il se met à faire le partage : il donne aux uns la force sans vitesse, compense la faiblesse des autres par l’agilité ; arme ceux-ci, et à ceux-là qu’il laisse sans défense il réserve quelque autre moyen d’assurer leur vie ; les petits reçoivent des ailes, ou une demeure souterraine ; et ceux qui ont la grandeur en partage, il les met en sûreté par leur grandeur même. Il suit le même plan et la même justice dans le reste de la distribution, pour qu’aucune espèce ne soit détruite. Après avoir pris les mesures nécessaires pour empêcher leur destruction mutuelle, il s’occupe des moyens de les faire vivre sous les diverses températures, en les revêtant d’un poil épais et d’une peau ferme, qui pussent les défendre contre le froid et la chaleur, et tinssent lieu à chacun de couvertures naturelles, quand ils se retireraient pour dormir. De plus, il leur met sous les pieds, aux uns une corne, aux autres des calus et des peaux très épaisses et dépourvues de sang. Il leur fournit ensuite des alimens de différente espèce, aux uns l’herbe de la terre, aux autres les fruits des arbres, à d’autres des racines. La nourriture qu’il destina à quelques-uns fut la substance même des autres animaux. Mais il fit en sorte que ces bêtes carnassières multipliassent peu, et attacha la fécondité à celles qui devaient leur servir de pâture, afin que leur espèce se conservât. Comme Épiméthée n’était pas fort habile, il ne s’aperçut pas qu’il avait épuisé toutes les facultés en fa- veur des êtres privés de raison. L’espèce humaine restait donc dépourvue de tout, et il ne savait quel parti prendre à son égard. Dans cet embarras, Prométhée survint pour jeter un coup-d’œil sur la distribution. Il trouva que les autres animaux étaient partagés avec beaucoup de sagesse, mais que l’homme était nu, sans chaussure, sans vêtements, sans défense. Cependant le jour marqué approchait, où l’homme devait sortir de terre et paraître à la, lumière. Prométhée, fort incertain sur la manière dont il pourvoirait à la sûreté de l’homme, prit le parti de dérober à Vulcain et à Minerve les arts et le feu : car sans le feu la connaissance des arts serait impossible et inutile ; et il en fil présent à l’homme. Ainsi notre espèce reçut l’industrie nécessaire au soutien de sa vie ; mais elle n’eut point la politique, car elle était chez Jupiter, et il n’était pas encore au pouvoir de Prométhée d’entrer dans la citadelle, séjour de Jupiter, devant laquelle veillaient des gardes redoutables. Il se glisse donc en cachette dans l’atelier où Minerve et Vulcain travaillaient en commun, dérobe l’art de Vulcain, qui s’exerce par le feu, avec les autres arts propres à Minerve, et les donne à l’homme ; voilà comment l’homme a le moyen de subsister. Prométhée, à ce qu’on dit, porta dans la suite la peine de son larcin, dont Épiméthée avait été la cause. L’homme ayant donc quelque part aux avantages divins, fut aussi le seul d’entre les animaux qui, à cause de son affinité avec les dieux, reconnut leur existence, conçut la pensée de leur dresser des autels, et de leur ériger des statues. Ensuite il trouva bientôt l’art d’articuler des sons, et de former des mots ; il se procura une habitation, des vêtemens, une chaussure, de quoi se couvrir la nuit, et tira sa nourriture de la terre. Ainsi pourvus du nécessaire, les premiers hommes vivaient dispersés, et les villes n’existaient pas encore. C’est pourquoi ils étaient détruits par les bêtes, étant trop faibles à tous égards pour leur résister : et leurs arts mécaniques, qui suffisaient pour leur donner de quoi vivre ne suffisaient point pour combattre les animaux ; car ils ne connaissaient pas encore l’art politique, dont celui de la guerre fait partie. Aussi ils cherchaient à se rassembler, et à se mettre en sûreté en bâtissant des villes ; mais, lorsqu’ils étaient réunis, ils se nuisaient les uns aux autres, parce que la politique leur manquait, de sorte que, se dispersant de nouveau, ils devenaient la proie des bêtes féroces. Jupiter, craignant donc que notre espèce né pérît entièrement, envoya Mercure pour faire présent aux hommes de la pudeur et de la justice, afin qu’elles missent l’ordre dans les villes, et resserrassent les liens de l’union sociale.
Platon Protagoras 320 321c
Texte 2 : contre le mythe de Protagoras, une origine anthropologique de la technique par Aristote :
L'être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d'outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais
plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus
utile, la main.
Aussi, ceux qui disent que l'homme n'est pas bien constitué et qu'il est le moins bien pourvu des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et
n'a pas d'armes pour combattre) sont dans l'erreur. Car les autres animaux n'ont qu'un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour
ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n'importe quoi d'autre, et ne doivent jamais déposer l'armure qu'ils ont autour de leur corps ni changer l'arme qu'ils ont reçue
en partage. L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d'en changer et même d'avoir l'arme qu'il veut et quand il veut. Car la main devient
griffe, serre, corne, ou lance ou épée ou tout autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir. ARISTOTE
Texte 3 : Le caractère fondamentalement technique de l'intelligence humaine
En ce qui concerne l'intelligence humaine, on n'a pas assez remarqué que l'invention mécanique a d'abord été sa démarche essentielle, qu'aujourd'hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l'utilisation d'instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l'humanité retardent d'ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d'une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. […] Dans des milliers d'années, quand le recul du passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on s'en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication. Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Éd. PUF, coll. "Quadrige", 1996, chap. II, pp.138-140.
Texte 4 : Le projet technico-scientifique
“Car [ces connaissances] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.” Descartes Discours de la méthode Partie VI
Texte 5 La technique a perdu le genre humain
"Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique ; en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature ; mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre, dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.
La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c'est l'or et l'argent ; mais pour le philosophe, ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain." Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
Texte 6 La prééminence politique du développement technique
" Le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dépend effectivement la variable la plus importante du système, à savoir la croissance économique, fait (...) figure de variable indépendante. Il en résulte une perspective selon laquelle l’évolution du système social paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La dynamique immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels. Or, une fois que cette illusion s’est effectivement bien implantée, la propagande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de la pratique « doit » nécessairement perdre toute fonction et céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant les alternatives mettant tel ou tel personnel administratif à la tête de l’état. C’est la thèse de la technocratie, et le discours scientifique en a développé la théorie sous différentes versions. Mais le fait qu’elle puisse pénétrer aussi, en tant qu’idéologie implicite, dans la conscience de la masse de la production dépolitisée et avoir un pouvoir de légitimation me paraît plus important. »
J. Habermas, La Technique et la Science comme idéologie.
Texte 7 Le principe responsabilité : un devoir qui s'étend aux humains non encore nés
Un impératif adapté au nouveau type de l'agir humain et qui s'adresse au nouveau type de sujets de l'agir s'énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l'exprimer négativement : «Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie» ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l'humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l'intégrité future de l'homme comme objet secondaire de ton vouloir ». On voit sans peine que l'atteinte portée à ce type d'impératif n'inclut aucune contradiction d'ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l'humanité. Sans me contredire moi-même, je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l'humanité, préférer un bref feu d'artifice d'extrême accomplissement de soi-même à l'ennui d'une continuation indéfinie dans la médiocrité. Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l'humanité ; et qu'Achille avait certes le droit de choisir pour lui-même une vie brève, faite d'exploits glorieux, plutôt qu'une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu'il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais que nous n'avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l'être de la génération actuelle et que nous n'avons même pas le droit de le risquer. Ce n'est pas du tout facile, et peut-¬être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n'avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à l'égard de ce qui n'existe même pas encore et ce qui « de soi » ne doit pas non plus être, ce qui du moins n'a pas droit à l'existence, puisque cela n'existe pas. Notre impératif le prend d'abord comme un axiome sans justification. Hans Jonas, Le Principe responsabilité (1979), trad. Greisch, coll. Champs, Flammarion, p. 40
Texte 8 : La technique moderne comme provocation, arraisonnement de la nature
« Qu'est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C'est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous. Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne, ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la poïesis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation, par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l'énergie de l'air en mouvement, ce n'est pas pour l'accumuler. (...) La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la mise en place de l'énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par l'essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l'élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l'opposition qui apparaît entre les deux intitulés : "Le Rhin", muré dans l'usine d'énergie, et "Le Rhin", titre de cette oeuvre d'art qu'est un hymne de Hölderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme objet pour lequel on passe une commande, l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué là-bas une industrie de vacances. Le dévoilement qui régit complètement la technique moderne a le caractère d'une interpellation au sens d'une pro-vocation. » HEIDEGGER, Essais et conférences, "La question de la technique", trad. A, Préau, Gallimard, 1988, pp. 20-22.
Texte 9 : la différence entre la machine et l'outil
« La différence décisive entre les outils et les machines trouve peut-être sa meilleure illustration dans la discussion apparemment sans fin sur le point de savoir si l'homme doit "s'adapter" à la machine ou la machine s'adapter à la "nature" de l'homme. Nous avons donné au premier chapitre la principale raison expliquant pourquoi pareille discussion ne peut être que stérile : si la condition humaine consiste en ce que l'homme est un être conditionné pour qui toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de son existence ultérieure, l'homme s'est "adapté" à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. Elles sont certainement devenues une condition de notre existence aussi inaliénable que les outils aux époques précédentes. L'intérêt de la discussion à notre point de vue tient donc plutôt au fait que cette question d'adaptation puisse même se poser. On ne s'était jamais demandé si l'homme était adapté ou avait besoin de s'adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l'adapter à ses mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d'artisanat à toutes les phases du processus de l'œuvre restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu'il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut pas dire que les hommes en tant que tels s'adaptent ou s'asservissent à leurs machines ; mais cela signifie bien que pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. L'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait. » Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne (1968), trad. G. Fradier, Éd. Calmann-Lévy, 1961-1963,