TEXTE 1 : La nature ne donne aucun devoir

 

Il faut aller ici jusqu'au tréfonds des choses et s'interdire toute faiblesse sentimentale : vivre, c'est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger, l'opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l'assimiler ou tout au moins (c'est la solution la plus douce) l'exploiter ; mais pourquoi employer toujours ces mots auxquels depuis longtemps s'attache un sens calomnieux ? Le corps à l'intérieur duquel, comme il a été posé plus haut, les individus se traitent en égaux — c'est le cas dans toute aristocratie saine — est lui-même obligé, s'il est vivant et non moribond, de faire contre d'autres corps ce que les individus dont il est composé s'abstiennent de se faire entre eux. Il sera nécessairement volonté de puissance incarnée, il voudra croître et s'étendre, accaparer, conquérir la prépondérance, non pour je ne sais quelles raisons morales ou immorales, mais parce qu'il vit, et que la vie, précisément, est volonté de puissance. Mais sur aucun point la conscience collective des Européens ne répugne plus à se laisser convaincre. La mode est de s'adonner à toutes sortes de rêveries, quelques-unes parées de couleurs scientifiques, qui nous peignent l'état futur de la société, lorsqu'elle aura dépouillé tout caractère d' « exploitation ». Cela résonne à mes oreilles comme si on promettait d'inventer une forme de vie qui s'abstiendrait de toute fonction organique. L'« exploitation » n'est pas le fait d'une société corrompue, imparfaite ou primitive ; elle est inhérente à la nature même de la vie, c'est la fonction organique primordiale, une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. A supposer que ce soit là une théorie neuve, c'est en réalité le fait primordial de toute l'histoire, ayons l'honnêteté de le reconnaître. Par delà le bien et le mal § 259

 

 

 

 

TEXTE 2 : Le devoir comme réciproque du droit

 

« Le devoir que j’ai de vous respecter est mon droit à votre respect, et réciproquement, vos devoirs envers moi sont mes droits sur vous. Ni vous ni moi n’avons d’autre droit l’un sur l’autre que le devoir mutuel de nous respecter tous les deux. (…) Qu’est-ce en effet, on ne saurait trop se le répéter à soi-même et aux autres, qu’est-ce que mon droit à votre respect sinon le devoir que vous avez de me respecter parce que je suis un être libre ? Mais vous-même, vous êtes un être libre, et le fondement de mon droit et de votre devoir devient pour vous le fondement d’un droit égal, et en moi d’un devoir égal. » Victor Cousin, Justice et charité, Didot, 1849

 

  

 

 

TEXTE 3 : Le devoir est une question de cohérence nécessaire, pas de morale

« Le problème d'une constitution, fût-ce pour un peuple de démons (qu'on me pardonne ce qu'il y a de choquant dans l'expression) n'est pas impossible à résoudre, pourvu que ce peuple soit doué d'entendement : "une multitude d'êtres raisonnables souhaitent tous pour leur conservation des lois universelles, quoique chacun d'eux ait un penchant secret à s'en excepter soi-même. Il s'agit de leur donner une constitution qui enchaîne tellement leurs passions personnelles l'une par l'autre, que, dans leur conduite extérieure, l'effet en soit aussi insensible que s'ils n'avaient pas du tout ces dispositions hostiles". Pourquoi ce problème serait-il insoluble ? Il n'exige pas qu'on obtienne l'effet désiré d'une réforme morale des hommes. Il demande uniquement comment on pourrait tirer parti du mécanisme de la nature, pour diriger tellement la contrariété des intérêts personnels, que tous les individus, qui composent un peuple, se contraignissent eux-mêmes les uns les autres à se ranger sous le pouvoir coercitif d'une législation, et amenassent ainsi un état pacifique de législation. » Kant projet de paix perpétuelle

 

 

 

TEXTE 4 Le devoir n’est pas une simple conformité extérieure de mes actes.

 «Il est sans doute conforme au devoir que le débitant n'aille pas surfaire le client inexpérimenté, et même c'est ce que ne fait jamais dans tout grand commerce le marchand avisé; il établit au contraire un prix fixe, le même pour tout le monde, si bien qu'un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n'importe qui. On est donc loyalement servi ; mais ce n'est pas à beaucoup près suffisant pour qu'on en retire cette conviction que le marchand s'est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité; son intérêt l'exigeait, et l'on ne peut pas supposer ici qu'il dût avoir encore par surcroît pour ses clients une inclination immédiate de façon à ne faire, par affection pour eux en quelque sorte, de prix plus avantageux à l'un qu'à l'autre. Voilà donc une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans une intention intéressée.

 Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d'après laquelle elle est décidée ; elle ne dépend donc pas de la réalité de l'objet de l'action, mais uniquement du principe du vouloir d'après lequel l'action est produite sans égard à aucun des objets de la faculté de désirer.» 

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs 

 

 

 

 

TEXTE 5 : Le sentiment du devoir pourrait n’être que le fruit d’un conditionnement

 « Il peut arriver que le renoncement se produise pour des motifs que nous pouvons à juste titre qualifier d’intérieurs. Au cours de l’évolution individuelle, une partie des forces inhibitrices du monde extérieur se trouve intériorisée, il se crée dans le moi une instance, qui, s’opposant à l’autre, observe, critique et interdit. C’est cette instance que nous appelons le « surmoi ». Dès lors, le moi, avant de satisfaire les instincts, se trouve obligé de tenir compte non seulement des dangers extérieurs, mais encore des exigences du surmoi et il aura ainsi d’autant plus de motifs de renoncer à une satisfaction. Mais alors que le renoncement dû à des raisons extérieures ne provoque que du déplaisir, le renoncement provoqué par des raisons intérieures, par obéissance aux exigences du surmoi, a un effet économique différent. A côté d’un déplaisir inévitable, il assure aussi un gain en plaisir, une sorte de satisfaction compensatoire. Le moi se sent exalté et considère comme un acte méritoire son renoncement à la pulsion. Nous croyons avoir compris le fonctionnement de ce mécanisme : le surmoi est le suc­cesseur et le représentant des parents [et des éducateurs] qui, pendant les premières années de l’individu, ont surveillé ses faits et gestes. Le surmoi continue, sans y presque rien changer, à remplir les fonctions de ces parents et éducateurs, ne cessant de tenir le moi en tutelle et d’exercer sur lui une pression constante. Comme dans l’enfance, le moi reste sou­cieux de ne pas perdre l’amour de ce maître dont l’estime provoque en lui un soulagement et une satisfaction, et les reproches, un remords. Quand le moi a fait au surmoi le sacrifice de quelque satisfaction instinc­tuelle, il en attend, en retour, un surcroît d’amour. Le sentiment d’avoir mérité cet amour se transforme en fierté. A une époque où l’autorité ne s’était pas encore intériorisée et muée en surmoi, la relation entre la crainte de n’être plus aimé et l’exigence pulsionnelle devait avoir été la même. Un sentiment de sécurité et de satisfaction naissait chaque fois que, par amour filial, l’être renonçait à quelque satisfaction instinc­tuelle. Ce bon sentiment ne pouvait avoir acquis son caractère narcissique particulier qu’une fois l’autorité intégrée elle‑même dans le moi. »  FREUD ? Moïse et le Monothéisme

 

 

 

TEXTE 6 Le caractère ambigu du choix moral

 « Ce jeune homme avait le choix, à ce moment-là, entre partir pour l’Angleterre et s’engager dans les Forces Françaises Libres – c’est-à-dire abandonner sa mère – ou demeurer auprès de sa mère, et l’aider à vivre. Il se rendait bien compte que cette femme ne vivait que par lui et que sa disparition – et peut-être sa mort – la plongerait dans le désespoir. Il se rendait aussi compte qu’au fond, concrètement, chaque acte qu’il faisait à l’égard de sa mère avait son répondant, dans ce sens qu’il l’aidait à vivre, au lieu que chaque acte qu’il ferait pour partir et combattre était un acte ambigu qui pouvait se perdre dans les sables, ne servir à rien : par exemple, partant pour l’Angleterre, il pouvait rester indéfiniment dans un camp espagnol, en passant par l’Espagne ; il pouvait arriver en Angleterre ou à Alger et être mis dans un bureau pour faire des écritures. Par conséquent, il se trouvait en face de deux types d’action très différents : une concrète, immédiate, mais ne s’adressant qu’à un individu ; ou bien une action qui s’adressait à un ensemble infiniment plus vaste, une collectivité nationale, mais qui était par là même ambiguë, et qui pouvait être interrompue en route. Et, en même temps, il hésitait entre deux types de morale. D’une part, une morale de la sympathie, du dévouement individuel ; et d’autre part, une morale plus large, mais d’une efficacité plus contestable. Il fallait choisir entre les deux. Qui pouvait l’aider à choisir ? » SARTRE L’existentialisme est un humanisme

 

 

TEXTE 7 Distinction entre l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction

 

"Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s'orienter selon l'éthique de la responsabilité ou selon l'éthique de la conviction. Cela ne veut pas dire que l'éthique de conviction est identique à l'absence de responsabilité et l'éthique de responsabilité à l'absence de conviction. Il n'en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale' entre l'attitude de celui qui agit selon les maximes de l'éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l'action il s'en remet à Dieu » - et l'attitude de celui qui agit selon l'éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l'éthique de conviction que son action n'aura d'autre effet que celui d'accroître les chances de la réaction, de retarder l'ascension de sa classe et de l'asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d'un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n'attribuera pas la responsabilité à l'agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l'éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l'homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n'a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l'homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu'il aura pu les prévoir. Max Weber, Le Savant et le Politique (1919)

 

 

 

TEXTE 8 L’angoisse non assumée est de la mauvaise foi

 

« L’existentialiste déclare volontiers que l'homme est angoisse. Cela signifie ceci : l'homme qui s'engage et qui se rend compte qu'il est non seulement celui qu'il choisit d'être, mais encore un législateur choisissant en même temps que soi l'humanité entière, ne saurait échapper au sentiment de sa totale et profonde responsabilité. Certes, beaucoup de gens ne sont pas anxieux ; mais nous prétendons qu'ils se masquent leur angoisse, qu'ils la fuient ; certainement, beaucoup de gens croient en agissant n'engager qu'eux-mêmes et, lorsqu'on leur dit : mais si tout le monde faisait comme ça ? ils haussent les épaules et répondent : tout le monde ne fait pas comme ça. Mais en vérité on doit toujours se demander : qu'arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? et on n'échappe à cette pensée inquiétante que par une sorte de mauvaise foi. Celui qui ment et qui s'excuse en déclarant : tout le monde ne fait pas comme ça, est quelqu'un qui est mal à l'aise avec sa conscience, car le fait de mentir implique une valeur universelle attribuée au mensonge. Même lorsqu'elle se masque, l'angoisse apparaît. [...] Il ne s'agit pas là d'une angoisse qui conduirait au quiétisme, à l'inaction. Il s'agit d'une angoisse simple, que tous ceux qui ont eu des responsabilités connaissent. Lorsque, par exemple, un chef militaire prend la responsabilité d'une attaque et envoie un certain nombre d'hommes à la mort, il choisit de le faire et, au fond, il choisit seul. Sans doute il y a des ordres qui viennent d'en haut, mais ils sont trop larges et une interprétation s'impose, qui vient de lui, et de cette interprétation dépend la vie de dix ou quatorze ou vingt hommes. Il ne peut pas ne pas avoir, dans la décision qu'il prend, une certaine angoisse. Tous les chefs connaissent cette angoisse. Cela ne les empêche pas d'agir, au contraire, c'est la condition même de leur action. » Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme

 

 

 

TEXTE 9 Les deux sources du devoir envers les autres hommes

« Il y a d’abord ce que nous devons à nos proches, en tant que tels. La source de ces devoirs, ce sont ces affects par lesquels nous nous sentons liés davantage à nos parents qu’aux inconnus et plus à nos amis qu’aux étrangers, même s’il est toujours possible de soutenir que ce sentiment s’étend – ou devrait s’étendre – de proche en proche à l’humanité entière (le sentiment de « sympathie »). C’est là, sans doute, l’origine de certaines de nos conduites altruistes ou de vertus comme la générosité, la sollicitude, le dévouement, le sacrifice, etc. Ces affects sont directement producteurs de devoirs et ils sont spontanément moteurs d’action (c’est là leur force : on secourt immédiatement l’être aimé), mais ces devoirs et ces actions sont par définition dépendants de l’existence de la relation affective en question et proportionnées à elle (c’est là leur faiblesse). par opposition à ce premier type de devoirs issus de sentiments moraux, il y a des devoirs issus de principes fondés rationnellement. tel est le principe de réciprocité (ne pas léser, ne pas être lésé) sur lequel reposent les contrats, et plus généralement l’idée originaire de droit, mais dont se tirent aussi des devoirs moraux de justice : entretenir avec autrui, au sein d’une communauté, des relations fondées sur l’égalité, considérer tout autre homme comme un égal dès lors que l’on peut avoir avec lui des relations d’échange mutuel. L’autre n’est plus le plus « proche » (réellement, affectivement), mais mon « semblable », c’est-à-dire tout autre, si lointain soit-il réellement, dès lors que je sais que je pourrais échanger avec lui et que je peux m’imaginer « être à sa place ». La possibilité d’échange et de communication avec tous les hommes, mes « semblables », est à l’origine des vertus altruistes neutres et impartiales et des devoirs de justice, d’équité, de respect, etc. par opposition aux affects d’amour et d’amitié, le principe de réciprocité est universalisable (c’est là sa force : je dois également à tout être humain en tant qu’il est le sujet possible d’une relation réciproque d’échange – en ce sens tous les autres sont égaux en tant qu’autres), mais il n’est pas spontanément moteur d’action (c’est là sa faiblesse : et c’est pourquoi il doit faire l’objet d’éducation, de culture, de civilisation, mais aussi de codification positive, il est une conquête permanente sur les préjugés, la ségrégation, la discrimination, etc.). »

Francis Wolff, « Des conséquences juridiques et morales de l’inexistence de l’animal », Pouvoirs, 131