LE BONHEUR

  

 

Le bonheur pose un problème concernant son statut ( comme souvent les idéaux). Le bonheur peut être soit une idée, soit une réalité, ou du moins, le problème de la réalité du bonheur se pose. Il faudra donc envisager une interrogation théorique sur la réalité ou non du bonheur.
Au cas où le bonheur serait une réalité, il faudrait alors poser le problème pratique de son obtention.
Il resterait alors un dernier problème, un problème "axiologique", celui de la valeur du bonheur, celui de savoir si l'on veut, par exemple, vouloir du bonheur à tout prix.

 

 

 

I  LE BONHEUR, RÉALITÉ OU ILLUSION

 

 

 

A)     Le bonheur comme produit de l’imagination 

Il semble tout d'abord impossible de parvenir à une liste complète de satisfactions qui pourrait correspondre à ce qu'on entend classiquement par le bonheur. On pense qu'on serait vraiment heureux si on avait tout ce que l'on désire mais cette définition simple présente des difficultés :

D'abord parce que la somme ne serait jamais complète, ensuite parce que certains éléments de satisfaction sont contradictoires (comment puis-je à la fois avoir le bonheur exaltant de l'aventure et le bonheur rassurant du confort ? ), enfin parce qu'il y a une asymétrie entre le bonheur et le malheur : le bonheur est difficile, alors qu'il suffit d'un seul élément pour faire notre malheur. Voilà pourquoi Kant parle d'une impossibilité de connaître ce qu'est le bonheur. 

« Il est impossible qu’un être fini (…) se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut vraiment » Kant Fondements de la métaphysique des mœurs.

D’où critique de Kant « le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination » 

C’est d’ailleurs l’amour qui nous donne la meilleure illustration de la difficulté du bonheur, voire même de son impossibilité logique on ne peut semble-il être heureux ni sans aimer ni en aimant : dès que l’on aime quelqu’un notre bonheur dépend du sien, et plus on aime de gens, plus on a de chance d’être malheureux. D’ailleurs dans La voie de la liberté, le Dalaï Lama dit logiquement que celui qui cherche le bonheur doit vivre seul, c’est le sens de la vie monastique,  (monos en grec signifie seul), en tout cas sans attachement exclusif. Les épicuriens disaient à peu près la même chose (sans exclure l'amitié et le plaisir) TEXTE 1

 

B) Bonheur illusoire du désir satisfait

Ce qui montrerait l'irréalité du bonheur serait qu'il n'existe que dans l'imagination ou le rêve, sous la catégorie de l'absence :  

Le bonheur est bien davantage imaginé qu’il n’est vécu, « on est heureux qu’avant d’être heureux » dit Rousseau dans La nouvelle Éloïse.

Ce qui nous mène à une forme de contradiction que Platon soulignée.

Être heureux c'est posséder ce que l'on désire, mais cela pose problème, parce que l'essence du désir, c'est de ce porter sur ce que l'on ne possède pas « Ce dont on manque, ce qu’on ne possède pas, tel est l’objet du désir. » Ibid. 200e Donc soit nous désirons et sommes dans la souffrance du manque, soit nous sommes dans la possession et le désir n’est plus. Proust le dit de façon plus synthétique :

« Le désir fleurit la possession flétrit » Les plaisirs et les jours 1896

 

 Autrement dit le désir crée l’illusion que la possession de son objet engendrera la plénitude et le bonheur. C'est cette histoire d'un désir comblé que raconte une compréhension illusoire du désir. Pour Platon est l'illustration de cette illusion.

Mais ce n’est pas la réalité. La réalité, va jsuqu'à dire Schopenhauer, c'est que  « la vie oscille, comme un pendule, de la souffrance à  l'ennui. » Schopenhauer Le monde comme volonté et comme représentation.

La tristesse qui suit souvent la réalisation du désir montre que le bonheur espéré dans sa satisfaction n’est pas atteint. Là encore la désillusion amoureuse est un bon exemple.  « De la source même des plaisirs surgit je ne sais quelle amertume, qui jusque dans les fleurs prend l'amant à la gorge » Lucrèce De la Nature, livre IV.

 Certains sont dans demi lucidité qui les incite à ne jamais chercher à réaliser le rêve, pour faire perdurer le rêve et l'illusion du bonheur. TEXTE 2

On rejoint une conception classique du bouddhisme et de ses 4  "nobles vérités" qu'on trouve dans la Sutra (Dhammacakkappavattana Sūtra, le texte que Bouddha aurait prononcé directement après son éveil) : 1) "il y a la souffrance" 2) " Et ce qui cause la souffrance c'est le désir" 3) "Il y a la cessation de la souffrance : la cessation du désir, la cessation de l'attachement," 4) Il y a un chemin pour cette cessation : "Ce chemin inclut la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, le moyen juste, l'effort juste, la méditation juste, et la concentration juste" 

Autre solution à cette compréhension du bonheur : la fuite

 

 

C) Le divertissement comme palliatif 

 

 Les hommes disent rechercher la paix, ils ont une conscience confuse du fait que le vrai bonheur est un bonheur en repos, mais ils en sont incapables, « un roi sans divertissement est un homme plein de misère » 142    ils croient rechercher quelque chose  alors qu’ils ne veulent vraiment que cette recherche elle-même : « ils ne savent pas que ce n’est que la chasse, et non pas la prise, qu’ils recherchent » Pascal, Pensées, Br. 139

E n conséquence, les hommes cherchent à fuir : « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser » 169

 

 C'est cela que condamne, Pascal : non pas le divertissement, celui qui le fuirait voudrait être plus qu'homme et "qui fait l'ange fait la bête", mais l'erreur "Le mal est qu'ils le recherchent [le tumulte] comme si la possession des choses qu'ils recherchent les devait rendre véritablement heureux". ibid. 139  C'est d'ailleurs surtout un mal parce que, pour Pascal, cela les dispense de rechercher un vrai bien.

 La conclusion de Pascal est terrible : nous ne pouvons que fuir lâchement l'horreur de notre condition et poursuivre de faux bonheurs qui nous donnerons suffisamment d'illusion pour continuer ce mensonge :

« Nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » Pascal, Pensées, 172  TEXTE 3 

 

 Conclusion : le bonheur correspondrait à une illusion et un pur fantasme.

 

 

 

II LE BONHEUR REEL

 

A)  Factualité du bonheur : satisfaction des désirs, prudence et  chance

 

Objection : Ne confond-on pas bonheur et béatitude ou félicité ? C'est à dire bonheur parfait et bonheur tout court ?  Parce que le bonheur ne peut être parfait, cela veut-il dire qu'il est impossible ? 

Le bonheur est une réalité factuelle, une donnée que certains ont expérimenté. Et il ne s'agit pas toujours d'un bonheur rêvé, uniquement fondé sur l'espoir d'une satisfaction future, il s'agit d'un bonheur vécu. « Pour moi donc, j’aime la vie » Essais III, 13 dit Montaigne à la fin de sa vie

Il y a certes un vide et une illusion dans un certain type de désirs : certains promettent beaucoup et tiennent peu, engendrent déception, et donc le malheur, voire une dépréciation de l'existence.   Mais ce n'est pas le cas de tous.

Il faut d'ailleurs une pathologie pour ne pas reconnaître la positivité du plaisir. 

 - On peut imaginer un bonheur qui consisterait dans le contentement, dans la satisfaction de plaisirs bien réels dont on pourrait se réjouir.  

Ceux qui, pour condamner au malheur, parlent de la pure négativité du désir confondent (comme le dit Comte Sponville) ses accidents ( la privation ou le rêve) avec son essence.

« Le manque n'est pas l'essence du désir, c'est son accident ou son rêve, la privation qui l'irrite ou le rêve qu'il s'invente » A. Comte Sponville. Petit traité des grandes vertus

Distinction entre le désir et la privation

Certes celui qui est privé du nécessaire souffre, comment être heureux dans la faim et la pauvreté ? Mais si la faim est une souffrance l'appétit est une puissance. 

De même pour le rêve : celui qui rêve de gloire ou d'amour parfait ne sera jamais heureux, celui qui se réjouit d'une journée emplie de tâches plaisantes, de beauté ou de bonne compagnie peut être heureux. 

Les contempteurs du bonheur ramènent le désir à une absence, mais il est une puissance « la puissance d'agir ou la force d'exister » (agendi potentia sive extendi vis) Ethique III Définition générale des affects. 

On peut même envier ceux qui désirent beaucoup : non pas les avides et les cupides, dont les désirs sont néfastes et/ou ridicules, mais les esthètes et les curieux, qui désirent la contemplation de la beauté et la connaissance.

D'ailleurs les vrais malheureux sont ceux qui ne désirent plus rien. 

On peut critiquer les négateurs du bonheur de la façon suivante : parce que le bonheur n'est pas parfait ils le nient, parce que certains sont dans la privation ou désirent l'impossible ils nient toute satisfaction. Cela est excessif. Le bonheur est possible, maintenant reste à en connaître les conditions. 

 

 

B) Les conditions extérieures du bonheur. 

 

La sagesse populaire peut facilement nous orienter (même si le propre de l'irréfléchi est d'oublier sa propre sagesse). Il semble bien que le bonheur ait pour condition deux choses : un peu de chance, et un "état d'esprit". La pensée peut peut-être nous aider dans les deux cas. 

 

1) La gestion du hasard

 

C'est généralement à cela qu'est ramené le bonheur dans les diverses étymologies. Heur c'est augure latin, autrement dit la chance, cette version subjective du hasard. Les grecs parlaient "d'Eudaimôn" c'est à dire d'une intervention favorable d'un intermédiaire entre eux et les dieux. Bref pour être heureux, il faut de la chance. D'ailleurs nous savons que dans certaines périodes de nos vies, le bonheur est impossible, que la joie ne sera pas présente (nous ne cherchons pas à être heureux dans le deuil). Tout ce que nous pouvons faire c'est limiter le malheur par la représentation de son caractère éphémère, nous exhorter à la patience ou nous divertir. 

Peut-on aider la chance ? 

Bien entendu, et une vertu correspond à cette recherche : la prudence. La sagesse consiste même à bien agir pour que la réalité nous soit favorable. Platon mettait en tête de ses lettres : "Eu Prattein", qui veut dire "agis bien" ou porte toi bien.  Le concept de prudence est complexe mais il s'agit par l'intelligence, la réflexions sur les expériences à éviter les rencontres défavorables et à favoriser les bonnes, et à tant bien que mal, gérer le contingent. Il ne peut, pour Aristote par exemple, y avoir de "science du bonheur", parce qu'il n'y a de science que du nécessaire, et que la prudence gère le contingent. 

Dans la réflexion sur les moyens d'être heureux les épicuriens recommandent de calculer les chances, les rapports entre les plaisirs et le peines. Bentham et les utilitaristes proposeront des calculs analogues. De fait il nous semble bien que certains imprudents qui mettent tout leur bonheur dans du très improbable font un pari risqué. De même il est évident que certains plaisirs sont à éviter "Certaines choses capables d'engendrer des plaisirs apportent plus de maux qu'elles n'apportent de plaisirs" Epicure, Doctrines et maximes, Maximes fondamentales, Maxime VII

On voit mal un drogué heureux.

 

2) La pertinence limitée des conditions extérieures

On voit bien que se mêle de façon existentiellement indistincte le travail sur le monde et le travail sur soi dans le but d'être heureux. 

Bien entendu les circonstances extérieures ne sont pas négligeables, et Aristote le rappelle « Dire que dans les pires malheurs, on est heureux pourvu qu’on soit vertueux, c’est, exprès ou non, parler pour ne rien dire » Aristote Ethique à Nicomaque (I, 3, 1095 b)

Mais d'abord il arrive que les circonstance ne soient pas nécessaires  

Certains arrivent à être heureux dans des circonstances pénibles : Epicure était heureux avec une poignée de fèves, Diogène en vivant dans un tonneau et personne ne voudrait du régime de Gandhi. Etty Hilesum écrivait sur la joie dans un ghetto juif en 1943 

Et plus fréquemment il arrive que des personnes qui ont "tout pour être heureux" se suicident ou soient dans le malheur. 

Il faut donc, conjointement à un travail sur le monde, un travail sur soi (dans ce domaines comme dans d'autres, la distinction intellectuelle n'empêche pas la nécessaire confusion existentielle)  

 

C)  Le travail du sage sur lui -même

 

1) Le travail sur ses propres désirs.

 

Une évidence que rappelle Epicure :  il y a un lien très fort entre le plaisir et le bonheur : « Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse » Lettre à Ménécée.  

 Le tout est d’avoir le plus de plaisirs, mais à une condition, que l'on a déjà vu en abordant la prudence: de ne pas payer ce plaisir par une peine plus grande que ce désir n’aurait donné. C'est là où l'on voit que l'action sur le monde et le travail sur soi se mêlent : il faut éviter les mauvaises rencontres (dans notre action sur le monde) et travailler sur nous mêmes pour ne pas désirer ce qu'on ne peut atteindre ou qui nous nuirait (Par exemple je ne vais pas fréquenter les cercles de jeu qui pourraient me tenter, ni cultiver en moi le désir de richesses, de même si j'ai le projet d'une fidélité sentimentale, je ne vais pas dans certains lieux, et je prends garde à mes représentations, si je le peux).

Le travail du sage sur lui même va être surtout un travail sur ses propres désirs :  ne pas chercher à avoir l'impossible, mais aussi, de ne pas devenir dépendant de certains plaisirs : Eviter donc l’accoutumance qui rendrait la perspective de la perte plus pénible que la possession,  « c’est un grand bien de savoir se contenter de peu, non qu’il faille toujours se contenter de peu, mais afin de le pouvoir si nous le devons» Epicure Doctrine et maximes.

  On voit par là que la doctrine d'Epicure ne se résume pas à une prudence, elle est aussi une gestion de ses propres désirs. On apprend à privilégier les désirs aisés à satisfaire, et à éviter les insatiables (gloire, richesse, ambition).

La gestion est fine : il faut se méfier de la satisfaction de certains désirs, l'absence de modération peut détruire le plaisir ("L'intempérance est la peste de la volupté" dit Montaigne)  et en plus créer de la souffrance en cas de suppression de l'objet.

Le tout est donc d’éliminer crainte, espoirs, désirs impossibles, tout ce qui empêche de jouir pleinement et sereinement de l’existence. Cela peut aller assez loin, il ne s'agit pas simplement de gourmandise, il s'agit aussi de relations humaines. Les épicuriens par exemple recommandent de se méfier de l'amour, des relations trop exclusives. On pourrait aussi conseiller de ne pas tout miser sur un aspect de notre existence (vie professionnelle ou familiale).  

 

2Distinction sur ce qui dépend de soi.

 

Critique Stoïcienne, la peine et la douleur ne dépendent pas de nous, pas toujours. Ce qu’il faut d’abord savoir c’est ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. L’aponie, par exemple, l’absence de douleur physique ne dépend pas malheureusement de nous comme le rappelle Cicéron.

Il faut d’abord savoir travailler sur nous-mêmes plutôt que sur le monde et savoir, comme le dira Descartes « changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde » et cultiver notre acceptation du monde plutôt que la recherche de satisfaction : «Ne demande pas que ce qui arrive, arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux» Epictète Manuel, VIII

  Le but, que ce soit du côté de l’épicurisme ou de celui du stoïcisme c’est le bonheur par la maîtrise de soi, pour atteindre l’ataraxie, le calme des passions « Une théorie non erronée de ces désirs sait en effet rapporter toute préférence et toute aversion à la santé du corps et à la tranquillité de l'âme. » Epicure Lettre à Ménécée.

 

3) L'accomplissement de nos dispositions

Les stoïciens contestent avec raison que le plaisir soit l'attribut central de la vie heureuse, cela convient au bien être de l'animal ( ce qui en fait un être sensible) mais l'homme est plus exigeant, il ne veut pas seulement vivre une vie de plaisirs   « Il y a des malheureux à qui le plaisir ne fait pas défaut, et même dont le plaisir cause le malheur » Sénèque, De la vie heureuse

   il lui faut adhérer à son existence, bien vivre et pour cela il peut parfois sacrifier son plaisir et accepter la douleur : même l'enfant va affronter le déplaisir pour apprendre à marcher s'accomplir en tant qu'humain. Une telle conception se trouve déjà chez Aristote lorsqu'il cherche dans l'Ethique à Nicomaque I, 6 à définir le bonheur : ce qui fait le bonheur d'un être c'est d'être pleinement ( en acte et pas seulement en puissance ibid. I, 9), comme un bipède volant a besoin de voler. Or ce qui fait un humain, ce qui le distingue d'un animal, c'est son aptitude à la raison, au langage, le logos. Il ne peut se contenter d'une vie de plaisir, il lui faut aussi une vie qui puisse lui permettre de s'accomplir rationnellement. Bien sûr il lui faut l'essentiel de la vie sensitive, mais il ne peut s'en contenter. F. Wolff résume ainsi le bonheur du sage : « L’homme servi par la chance, doté de vertus intellectuelles et morales, réalisant dans des activités toutes ses dispositions vitales et rationnelles ; tel est l’homme heureux » Notre humanité 

L'homme ne se contente pas d'être ce qu'il est, il ne peut être simplement "content", il lui faut, pour s'accomplir, inscrire son activité dans la réalité, créer d'une certaine façon. C'est ainsi qu'il éprouve les joies les plus hautes lorsqu'il,

«  Tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde » Bergson L’énergie spirituelle

 

Texte livre p. 65

 

 

 

 

III LE PROBLEME DES SAGESSES HEUREUSES

 

 

A) Une  efficacité discutable 

Déjà les différentes sagesses montraient les difficultés rencontrées par les unes et les autres : la recherche épicurienne du plaisir ne peut suffire. Comment affronter avec la souffrance avec la seuls quête du plaisir comme horizon ?  En proie aux terribles douleurs de l'agonie Epicure écrit à Idoménée : Mais la joie de mon âme et le souvenir de nos conversations passées étaient un contrepoids suffisant 

Comment penser une efficacité suffisante de cette "réminiscence affective ? De même pour la sagesse Stoïcienne, comment être indifférent à la souffrance de l'autre ou à sa mort au seul prétexte qu'elle ne dépend pas de moi.
En général ces sagesses de l'ataraxie, de l'absence de trouble, prennent trop peu en compte la fragilité de l'existence. Comme le rappelle Montaigne dans une formule que reprend Comte Sponville : “C’est chose tendre que la vie et aisée à troubler” Essais, III,9  

 

En ce qui concerne l'accès à la vie intellectuelle qui permet l'accomplissement, il est clair qu'elle est liée à une forme d'éducation, elle même dépendante de conditions sociales favorisées. 

Les conseils de prudence sont souvent déjà connus par ceux-là même qui ne les respectent pas : un drogué n’est pas forcément un imbécile, il est douteux qu’il puisse faire autrement. Les conseils des sages seront donc surtout bons… pour les sages, ou ceux déjà capables de l’être. 

C’est ainsi que l’entend Spinoza qui ne pense pas avoir de l’influence sur les passionnés ou les méchants et leur réserve son indulgence, en réclamant qu’on le laisse lui être heureusement dirigé par sa raison. « Je consens que ceux qui le veulent meurent pour ce qu’ils croient être leur bien, pourvu qu’il me soit permis à moi de vivre pour la vérité. » Lettre 30 à Oldenburg. 

 

Epicure propose une thérapie, (il parle d'une quadruple médecine) mais pour celui qui est dans le malheur profond, il faudrait une thérapie plus efficace que l’exhortation à la sagesse ou à la joie, elle n'a aucun sens pour un malheureux, affligé de difficultés psychologiques profondes. 

Il est possible que l’on puisse contribuer à son propre bonheur, il est peu probable que ce soit toujours le cas ni que cela concerne tous les hommes. 

Pour tous les hommes peut-être, cette recherche de « la paix de l’âme » pose problème. Pascal a bien montré que, livré à lui-même, sans divertissement, l’homme était loin de cette paix, mais dans l’inquiétude de son existence mortelle : Cette paix ne nous préserve pas de notre condition, qui lorsque nous y pensons est loin de nous laisser en paix, ou demande un travail certain.  

 

 

 

B)   le problème de la valeur  

 

 1) Distinction entre vertu et bonheur

La philosophie n'est pas simplement du développement personnel, le bonheur est certes un objectif, mais il est douteux qu'il soit une valeur absolue.

C'est  douteux sur le plan moral  " le bonheur n'est qu'une fin conditionnée, tandis que l'homme ne peut être fin dernière de la création qu'en tant qu'être moral ". Kant  CFJ § 83 

 La vertu considère la valeur morale. Bien difficile à déterminer, mais elle est forcément un effort : pas besoin de morale pour suivre nos penchants égoïstes par exemple, l'inertie suffit. La morale, si elle est, consiste dans une résistance à notre égoïsme inertiel. « La morale c’est ce qui va au-delà de l’égoïsme » Jankélévitch, Le pardon

 

Une morale du bonheur semble donc très insufisante.  C’est dans cette optique que Kant recentre le but de la moralité : « la morale n’est donc pas, à proprement parler, une doctrine qui nous apprenne à nous rendre heureux, mais seulement comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. » Kant, Critique de la raison pratique, p.139, PUF. 

Voilà d'ailleurs ce qui fonde la modernité, contrairement aux anciens Kant pose que l'on peut être vertueux sans être heureux ( et qu'à l'inverse un méchant heureux n'est pas impossible). Il dissocie ce qu'implicitement la sagesse antique unifiait : la vertu et le bonheur. 

Cette contestation de la valeur du bonheur peut se faire en référence à deux valeurs : Le Bien et la Vérité

 

2) Contestation de la valeur du bonheur en fonction du "bien".

Bien difficile à considérer, comme on le verra dans "le devoir". Mais on pourrait interroger la valeur morale d'un bonheur indifférent aux autres, égoïste.

Que dire de la valeur d’un bonheur alors que les êtres humains sont dans le malheur le plus profond. Que vaut un amour de la vie qui se confond avec une forme d’indifférence à la souffrance des autres ? 

« Il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul»,  fait dire Camus au journaliste Rambert dans La peste.

  Qui pouvait décemment être heureux dans l’Allemagne nazie ou dans n’importe lequel des enfers crées par l’homme ou au spectacle de ceux que le hasard lui réserve ? Dans votre livre vous trouvez une référence à une nouvelle de Ursula K. Le Guin Ceux qui partent d'Omélas, dans laquelle on suppose qu'une société doit, pour son opulence, tenir un enfant en continuel martyr. Peut-on vouloir du bonheur à ce prix ? Qui peut même aimer la cruelle indifférence de la nature à toute forme de souffrance ?

 

3) Contestation de la même valeur par rapport au vrai :

Il est clair que la connaissance n'amène pas toujours le bonheur : « qui augmente sa science augmente ses douleurs" dit L'Ecclésiaste.

Que vaut le bonheur de ceux qui vivent dans l’illusion ou le mensonge. Au regard de la vérité ils sont fautifs, ils ne sont pas au niveau de conscience exigible pour un humain. C’est également une forme de lâcheté. 

Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser” Pascal  169

Comme le rappelle Comte Sponville, le bonheur est le but de la philosophie, mais la vérité reste sa norme et parfois, les deux semblent bien difficiles à concilier. 

Bien entendu le bonheur est possible, il l'est même dans la lucidité, mais sans cette lucidité il perd sa valeur. 

 

 

CONCLUSION

Le bonheur est donc un véritable problème humain. Il est souvent fait d’illusions et d’incompréhension, mais il semble une réalité factuelle. Reste que les conditions sont particulièrement difficiles à déterminer : Les sagesses proposent de travailler à être heureux mais le bonheur est souvent le fruit d’un hasard, et en est singulièrement dépendant. Mais c’est surtout la valeur du bonheur qui pose problème. Un bonheur lucide et généreux semble difficilement envisageable. Peut-être pouvons-nous seulement chercher par la prudence à éviter les malheurs discernables : ne pas nous rendre inutilement plus malheureux, et nous permettre une joie d’exister lorsque nous ne pouvons apporter comme consolation aux malheurs des autres qu’une inutile déploration.