Textes sur La Passion

 

 

 

TEXTE 1 : La passion est contraire à l’intérêt le plus strict

 

La vie de l’amant est vouée à l’esclavage. Il voit son bien se fondre, s’en aller en tapis de Babylone ; il néglige ses devoirs ; sa réputation s’altère et chancelle. Tout cela pour des parfums, pour de belles chaussures de Sicyone qui rient aux pieds d’une maîtresse, pour d’énormes émeraudes dont la transparence s’enchâsse dans l’or ; pour la pourpre sans cesse pressée et qui boit sans répit la sueur de Vénus. L’héritage des pères se convertit en bandeaux, en diadèmes, en robes, en tissus d’Alindes et de Céos. Tout s’en va en étoffes rares, en festins, en jeux ; ce ne sont que coupes pleines, parfums, couronnes, guirlandes… mais à quoi bon tout cela ? De la source même du plaisir on ne sait quelle amertume jaillit qui verse l’angoisse à l’amant jusque dans les fleurs. Tantôt c’est la conscience qui inspire le remords d’une oisiveté traînée dans la débauche ; tantôt c’est un mot équivoque laissé par la maîtresse à la minute du départ et qui s’enfonce dans un cœur comme un feu qui le consumera ; tantôt encore c’est le jeu des regards qui fait soupçonner un rival ou bien c’est sur le visage aimé une trace de sourire.

Encore est-ce là le triste spectacle d’un amour heureux. Mais les maux d’un amour malheureux et sans espoir apparaîtraient les yeux fermés ; ils sont innombrables. La sagesse est donc de se tenir sur ses gardes, comme je l’ai enseigné, pour échapper au piège. Car éviter les filets de l’amour est plus aisé que d’en sortir une fois pris : les nœuds puissants de Vénus tiennent bien leur proie.

Et cependant, même prisonnier de ce piège et embarrassé dans ses liens, on peut encore échapper au malheur si l’on ne se perd soi-même en s’aveuglant sur les défauts moraux et physiques de celle que l’on courtise et que l’on veut. La passion trop souvent ferme les yeux aux hommes et ils attribuent à la femme aimée des mérites qu’elle n’a pas.  Lucrèce. De la Nature, Livre IV (v. 1122-1170)

 

 

 

 

 

TEXTE 2 : Art. 48. En quoi on connaît la force ou la faiblesse des âmes, et quel est le mal des plus faibles.

 

Or, c’est par le succès de ces combats (a) que chacun peut connaître la force ou la faiblesse de son âme ; car ceux en qui naturellement la volonté peut le plus aisément vaincre les passions et arrêter les mouvements du corps qui les accompagnent ont sans doute les âmes les plus fortes ; mais il y en a qui ne peuvent éprouver leur force, parce qu’ils ne font jamais combattre leur volonté avec ses propres armes, mais seulement avec celles que lui fournissent quelques passions pour résister à quelques autres. Ce que je nomme ses propres armes sont des jugements fermes et déterminés tou­chant la connaissance du bien et du mal, suivant lesquels elle a résolu de conduire les actions de sa vie ; et les âmes les plus faibles de toutes sont celles dont la volonté ne se détermine point ainsi à suivre certains jugements, mais se laisse continuellement emporter aux passions présentes, lesquelles, étant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour à leur parti et, l’employant à combattre contre elle-même, mettent l’âme au plus déplorable état qu’elle puisse être. Ainsi, lorsque la peur représente la mort comme un mal extrême et qui ne peut être évité que par la fuite, si l’ambition, d’autre côté, représente l’infamie de cette fuite comme un mal pire que la mort, ces deux passions agitent diversement la volonté, laquelle obéissant tantôt à l’une, tantôt à l’autre, s’oppose continuellement à soi-même, et ainsi rend l’âme esclave et malheureuse.

a. Les combats que définit l’article 47, par exemple le combat de la hardiesse contre la peur ; ces combats ne supposent nullement la division de l’âme en deux parties, inférieure et supérieure.

 

 

 

TEXTE 3 : Ce qui fait la valeur des passions c’est leur maîtrise par la raison

 

C’est une erreur de distinguer les passions en per­mises et défendues, pour se livrer aux premières et se refuser aux autres. Toutes sont bonnes quand on en reste le maître ; toutes sont mauvaises quand on s’y laisse assujettir. Ce qui nous est défendu par la nature, c’est d’étendre nos attachements plus loin que nos forces ; ce qui nous est défendu par la raison, c’est de vouloir ce que nous ne pouvons obtenir ; ce qui nous est défendu par la conscience n’est pas d’être tentés, mais de nous laisser vaincre aux tentations. Il ne dépend pas de nous d’avoir ou de n’avoir pas de passions, mais il dépend de nous de régner sur elles. Tous sentiments que nous dominons sont légitimes ; tous ceux qui nous dominent sont criminels. Un homme n’est pas coupable d’aimer la femme d’autrui, s’il tient cette passion malheureuse asservie à la loi du devoir ; il est coupable d’aimer sa propre femme au point d’immoler tout à son amour. Jean-Jacques Rousseau, Émile, livre V [Pléiade T. IV, p. 819]

 

 

 

 

TEXTE 4 : La connaissance de nos passions permet que nous les subissions moins.

 

Chacun de nous a le pouvoir de se former de soi-même et de ses passions une connaissance claire et distincte, sinon d’une manière absolue, au moins d’une façon partielle, et par conséquent chacun peut diminuer dans son âme l’élément de la passivité. Tous les soins de l’homme doivent donc tendre vers ce but, savoir, la connaissance la plus claire et la plus distincte possible de chaque passion ; car il en résultera que l’âme sera déterminée à aller de la passion qui l’affecte à la pensée des objets qu’elle perçoit clairement et distinctement, et où elle trouve un parfait repos ; et par suite, la passion se trouvant séparée de la pensée d’une cause extérieure et jointe à des pensées vraies, l’amour, la haine, etc., disparaîtront aussitôt (par la Propos. 2, part. 5) ; et en outre les appétits, les désirs qui en sont la suite ordinaire ne pourront plus avoir d’excès (par la Propos. 62, part. 4). Remarquons en effet que c’est par un seul et même appétit que l’homme agit et qu’il pâtit. Par exemple, la nature humaine est ainsi faite que tout homme désire que les autres vivent suivant son humeur particulière (par le Scol. de la Propos. 31, part. 3). Or, cet appétit, quand il n’est pas conduit par la raison, est une affection passive qui s’appelle ambition et ne diffère pas beaucoup de l’orgueil, tandis qu’au contraire cet appétit est un principe actif dans un homme que la raison conduit, et une vertu, qui est la piété (voyez le Schol. 1 de la Propos. 37, part. 4, et la 2e Démonstr. de cette même Propos.). Et de même, tous les appétits, tous les désirs ne sont des passions proprement dites qu’en tant qu’elles naissent d’idées inadéquates ; mais en tant qu’ils sont excités et produits par des idées adéquates, ce sont des vertus. Or, tous les désirs qui nous déterminent à l’action peuvent naître aussi bien d’idées adéquates que d’idées inadéquates (voyez la Propos. 59, part. 4). Ainsi donc, pour revenir au point d’où je me suis un peu écarté, ce remède contre le dérèglement des passions, qui consiste à s’en former une connaissance vraie, est le meilleur emploi qu’il nous soit donné de faire de notre puissance, puisque toute la puissance de l’âme se réduit à penser et à former des idées adéquates, comme on l’a fait voir ci-dessus (voyez la Propos. 3, part. 3). SPINOZA Éthique, Livre V, prop.4, scolie.

 

 

 

Petit annexe : la piété selon Spinoza consiste à vouloir que les autres vivent raisonnablement.

 

Ce sont les hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison, qui sont le plus utiles à l’homme ; et par conséquent sous la conduite de la Raison nous nous efforcerons nécessairement de faire que les hommes vivent sous la conduite de la Raison. Or le bien que quiconque vit d’après le commandement de la Raison, c’est-à-dire pratique la vertu, désire pour lui-même, c’est de comprendre. Donc le bien que quiconque pratique la vertu désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes.  SpinozaÉthique, livre IV,  prop. 36, scolie

 

 

 

TEXTE 5 : Les passions sont une maladie de l’âme

 

§ 81. Les passions sont des gangrènes pour la raison pure pratique et, dans la plupart des cas, elles sont incurables, parce que le malade ne veut pas être guéri et se soustrait à la domination du principe d’après lequel seulement la guérison pourrait advenir. Dans le domaine de la sensibilité pratique aussi, la raison va de l’universel au particulier en suivant le principe selon lequel il faut éviter, par complaisance pour une inclination unique, de rejeter toutes les autres dans l’ombre ou de les tenir à l’écart, mais veiller au contraire à ce qu’elle puisse coexister avec la somme de toutes les inclinations. L’ambition d’un homme peut certes toujours être une orientation, approuvée par la raison, de son inclination ; mais l’ambitieux veut néanmoins aussi être aimé des autres, il a besoin d’un commerce agréable avec autrui, de maintenir l’état de sa fortune, etc. Mais s’il est pas­sionnément ambitieux, il est aveugle à l’égard de ces fins que ses inclinations l’invitent pourtant à prendre aussi en compte, et la haine que les autres pourraient lui porter, la manière dont ses relations pourraient le fuir ou la façon dont ses dépenses pourraient l’exposer à la ruine, — tout cela, il le néglige. C’est là une folie (prendre ce qui n’est qu’une partie de ce qu’il vise pour la totalité de ses fins) qui contredit directement la raison elle-même dans son principe formel.

De là vient que les passions ne sont pas seu­lement, comme les affects, des états d’âme malheureux porteurs de beaucoup de maux, mais des dispositions mauvaises sans exception, — et le désir qui procède du meilleur naturel, quand bien même ce qu’il vise relève (dans sa matière) de la vertu, par exemple la bienfai­sance, est cependant (dans sa forme), dès lors qu’il tourne en passion, non seulement pernicieux du point de vue pragmatique, mais même moralement condam­nable.

L’affect porte un préjudice momentané à la liberté et à la maîtrise de soi-même. La passion ne s’en préoccupe pas et trouve son plaisir et sa satisfaction dans l’escla­vage. Puisque la raison, cependant, ne faiblit pas dans l’appel qu’elle lance à la liberté intérieure, le malheu­reux soupire sous ses chaînes, auxquelles il ne peut pourtant s’arracher : car elles ne font désormais, pour ainsi dire, plus qu’un avec ses membres. Kant Anthropologie du point de vue pragmatique §81

 

 

 

TEXTE 6 : La passion comme ennemi intérieur.

 

On supporte moins aisément la passion que la maladie, dont la cause est sans doute en ceci, que notre passion nous paraît résulter entièrement de notre caractère et de nos idées, mais porte avec cela les signes d’une nécessité invincible. Quand une blessure physique nous fait souffrir, nous y reconnaissons la marque de la nécessité qui nous entoure ; et tout est bien en nous sauf la souffrance. Lorsqu’un objet présent par son aspect ou par le bruit qu’il fait, ou par son odeur, provoque en nous de vifs mouvements de peur ou de désir, nous pouvons encore bien accuser les choses et les fuir, afin de nous remettre en équilibre. Mais pour la passion nous n’avons aucune espérance ; car si j’aime ou si je hais, il n’est pas nécessaire que l’objet soit devant mes yeux ; je l’imagine et même je le change, par un travail intérieur qui est comme une poésie ; tout m’y ramène ; mes raisonnements sont sophistiques et me paraissent bons…

Toutes les flèches sont lancées par vous et reviennent sur vous, c’est vous qui êtes votre ennemi. Quand le passionné s’est assuré qu’il n’est pas malade, et que rien ne l’empêche pour l’instant de vivre bien, il en vient à cette réflexion : « Ma passion, c’est moi, et c’est plus fort que moi. »  Alain, Propos sur le Bonheur, 1928, Gallimard, p. 22.

 

 

 

TEXTE 7 : La passion amoureuse comme illusion d’amour

 

Peut-on dire […] que la passion nous permette d’aimer un être autre que nous ? Il n’en est rien et, en aimant le passé, nous n’aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d’autrui ; par contre, l’amour peut se porter vers son avenir, et il le doit, car, aimer vraiment, c’est vouloir le bien de l’être qu’on aime, et l’on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d’amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d’assimiler autrui, et non de se donner a lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l’amour éprouvé pour la nourriture que l’on dévore et que l’on détruit en l’incorporant à soi-même. L’amour action suppose au contraire l’oubli de soi, et de ce que l’on fut ; il implique l’effort pour améliorer l’avenir de celui que l’on aime.

Et si souvent l’aveuglement, et l’on ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font désirer d’être passionnément aimés, il n’en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu’il n’est pas l’objet véritable de l’amour qu’on lui porte ; il devine qu’il n’est que l’occasion, pour celui qui l’aime, d’évoquer quelque souvenir, et donc de s’aimer lui-même. À cette tristesse chez l’aimé correspond chez l’aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s’attacher à une autre personne. F. Alquié, le Désir d’éternité (1943), Paris, Éd. P.U.F., 1987, p. 62-63.

 

 

 

 

 

TEXTE 8 : Le mal comme absence de passion.

 

L’Enfer est le désert de la passion et il faudrait le dire de glace et non de feu. L’homme entre en immoralité lorsqu’il organise la fuite devant la passion, comme l’avouent si elles sont correctement interrogées les trois figures essentielles du mal humain, le dilettantisme, l’avarice, le fanatisme. Les décrire serait la tâche d’une phénoménologie morale ; on se contentera de les analyser brièvement comme autant de philosophies en action.

Le dilettantisme est un don juanisme du cœur, des sens et de l’esprit. (…) le dilettantisme est monstrueusement intelligent, il excelle à montrer la relativité et le mélange indéfinis du bien et du mal dans les intentions et les actions humaines, il se garde de la partialité et de l’engagement comme d’une grossière faute de goût (…). Parce qu’il refuse la passion, l’accès à l’existence lui est interdit. Parce qu’il a peur de prendre le mal au sérieux dans l’angoisse, toute réalité et la sienne propre deviennent de purs possibles sans substance. Le dilettante ne vit pas, il a l’air de vivre.

 

L’avarice, en dépit d’un lieu commun tenace, n’est pas une passion. Ne pas vouloir dépendre, s’enfermer dans un système de sécurité, chercher une expérience de parfaite suffisance à soi, c’est l’avarice même et le contraire de la passion qui est l’épreuve continue d’une vulnérabilité à autrui (…) L’avare intégral entasse l’argent pour ne rien devoir à personne et pour avoir entre ses mains l’infaillible solution de tous les problèmes(…) Incapable de reconnaissance, il se perd dans une ingratitude de dimensions métaphysiques, parce qu’il n’a pas voulu s’engager dans la passion qui dissout les sécurités et dans le risque s’ouvre à l’espérance.

Le dilettante et l’avare étaient des êtres de solitude, des hommes psychologiques ; le fanatique est un être de communauté, un homme foncièrement sociologique (…) Sa cruauté est le fruit d’une haine sans passion qui s’exerce légalement, mécaniquement, rituellement. Le fanatique réduit ses victimes à une condition anonyme, substitue à leur visage concret la définition abstraite de l’hérétique et du traître. Il résout le problème du mal par la destruction des méchants, comme on vient à bout d’une invasion de microbes et d’un vol de sauterelles. Mais dépersonnalisant l’esprit, perpétuant la guerre par sa mythologie de la dernière des guerres avant la victoire totale, il paraît parfois se confondre avec l’esprit du mal.

Dilettantisme, avarice et fanatisme ne cessent d’ajouter au mensonge, à l’ingratitude, à la haine ; ils sont le mal parce que dès le départ ils ont refusé cette participation au mal dans l’angoisse qui est la seule voie vers la libération ; chacun d’eux est un système cohérent et fort de liquidation du mal, une solution intégrale du problème — et vécus ils aboutissent à une exaspération du mal. Il manque aux moralismes comme aux immoralismes de connaître que la passion est la substance de la vie ; ou plutôt ils n’en ont que trop conscience, tant sont savantes et habiles les précautions qu’ils prennent pour ne se point brûler à cette flamme.

 

E. Borne, Le problème du mal.