TEXTE : Le reflexe anthropocentrique dans la compréhension des causes

 

« Quand le primitif fait appel à une cause mystique pour expliquer la mort, la maladie ou tout autre accident, quelle est au juste l'opération à laquelle il se livre ? Il voit par exemple qu'un homme a été tué par un fragment de rocher qui s'est détaché au cours d'une tempête. Nie-t-il que le rocher ait été déjà fendu, que le vent ait arraché la pierre, que le choc ait brisé un crâne ? Évidemment non. Il constate comme nous les actions de ces causes secondes. Pourquoi introduit-il une «cause mystique», telle que la volonté d'un esprit ou d'un sorcier, pour l'ériger en cause principale ? Qu'on y regarde de près : on verra ce que le primitif explique par une cause «surnaturelle», ce n'est pas l'effet physique c'est sa signification humaine, c'est son importance pour l'homme et plus particulièrement pour un certain homme déterminé, celui que la pierre écrase. Il n'y a rien d'illogique ni par conséquent de «prélogique», ni même qui témoigne d'une «imperméabilité à l'expérience», dans la croyance qu'une cause doit être proportionnée à son effet, et qu'une fois constatée la fêlure, la direction et la violence du vent – choses purement physiques et insoucieuses de l'humanité – il reste à expliquer ce fait, capital pour nous, qu'est la mort d'un homme. La cause contient éminemment l'effet, disaient jadis les philosophes ; et si l'effet a une signification humaine considérable, la cause doit avoir ne signification au moins égale ; elle est tout cas de même ordre : c'est une intention. Que l'éducation scientifique de l'esprit le déshabitue de cette manière de raisonner, ce n'est pas douteux. Mais elle est naturelle, elle persiste chez le civilisé […]. »  Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion

TEXTE : Les explications causales sont de nature interprétative.

Cause et effet. - Nous appelons « explication » ce qui nous distingue des degrés de connaissance et de science plus anciens, mais ceci n'est que « description ». Nous décrivons mieux, - nous expliquons tout aussi peu que tous nos prédécesseurs. Nous avons découvert de multiples successions, là où l'homme naïf et le savant de civilisations plus anciennes ne voyaient que deux choses : ainsi que l'on dit généralement, la « cause » et l' « effet » ; nous avons perfectionné l'image du devenir, mais nous ne sommes pas allés au delà de cette image, ni derrière. La suite des « causes » se présente en tous les cas plus complète devant nous ; nous déduisons : il faut que telle ou telle chose ait précédé pour que telle autre suive,-mais par cela nous n'avons rien compris. La qualité par exemple, dans chaque processus chimique, apparaît, avant comme après, comme un « miracle », de même tout mouvement continu ; personne n'a « expliqué » le choc. D'ailleurs, comment saurions-nous expliquer ! Nous ne faisons qu'opérer avec des choses qui n'existent pas, avec des lignes, des surfaces, des corps, des atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles, - comment une explication saurait-elle être possible, si, de toute chose, nous faisons d'abord une image, notre image ? Il suffit de considérer la science comme une humanisation des choses, aussi fidèle que possible ; nous apprenons à nous décrire nous-mêmes toujours plus exactement, en décrivant les choses et leur succession. Cause et effet : voilà une dualité comme il n'en existe probablement jamais, - en réalité nous avons devant nous une continuité' dont nous isolons quelques parties ; de même que nous ne percevons jamais un mouvement que comme une série de points isolés, en réalité nous ne le voyons donc pas, nous l'inférons. La soudaineté que mettent certains effets à se détacher nous induit en erreur ; cependant cette soudaineté n'existe que pour nous. Dans cette seconde de soudaineté il y a une infinité de phénomènes qui nous échappent. Un intellect qui verrait cause et effet comme une continuité et non, à notre façon, comme un morcellement arbitraire, qui verrait le flot des événements, - nierait l'idée de cause et d'effet et de toute conditionnalité. Nietzsche, Le Gai Savoir, III, § 112, Cause et effet, Bouquins, p. 125 - 126.

 

  

 

TEXTE La nature interprétative des concepts scientifiques

 

Les concepts physiques sont des créations libres de l'esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l'effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l'homme qui essaie de comprendre le mécanisme d'une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n'a aucun moyen d'ouvrir le boîtier. S'il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu'il rendra responsable de tout ce qu'il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d'expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d'une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu'à mesure que ses connaissances s'accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l'existence d'une limite idéale de la connaissance que l'esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la réalité objective.  Einstein, L'Évolution des idées en physique

 

TEXTE : La nécessaire interprétation des rêves

 

Nous assimilons donc le système de l'inconscient à une grande antichambre, dans laquelle les tendances psychiques se pressent, tels des êtres vivants. À cette antichambre est attenante une autre pièce, plus étroite, une sorte de salon, dans lequel séjourne également la conscience. Mais à l'entrée de l'antichambre dans le salon veille un gardien qui inspecte chaque tendance psychique lui impose la censure et l'empêche d'entrer au salon si elle lui déplaît [...]. Les tendances qui se trouvent dans l'antichambre réservée à l'inconscient échappent au regard du conscient qui séjourne dans la pièce voisine. Elles sont donc tout d'abord inconscientes. Lorsque, après avoir pénétré jusqu'au seuil, elles sont renvoyées par le gardien, c'est qu'elles sont incapables de devenir conscientes : nous disons alors qu'elles sont refoulées. Mais les tendances auxquelles le gardien a permis de franchir le seuil ne sont pas devenues pour cela nécessairement conscientes ; elles peuvent le devenir si elles réussissent à attirer sur elles le regard de la conscience. Nous appellerons donc cette deuxième pièce système de la préconscience [...]. L'essence, du refoulement, consiste en ce. Qu'une tendance donnée est empêchée par le gardien de pénétrer de l'inconscient dans le préconscient.

 

Sigmund Freud, L'Interprétation des rêves (1926), trad. Berger, Éd. des PUF, p. 424.

 

 

 

TEXTE : La richesse d’une œuvre vient souvent des perspectives d’interprétation qu’elle ouvre

 

Il convient d'observer, sous peine d'équivoque terminologique, que si nous allons parler d'oeuvres « ouvertes », c'est en vertu d'une convention : nous faisons abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'oeuvre et son interprète.

 Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une oeuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des tendances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envisagé que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute oeuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Umberto Eco, L'oeuvre ouverte, la poétique de l'oeuvre ouverte, Points Seuil, p. 16 - 17.