TEXTE 1 : Le caractère scientifique de l'histoire est problématique 

 

« Seule l’histoire ne peut vraiment pas prendre rang au milieu des autres sciences, car elle ne peut pas se prévaloir du même avantage que les autres : ce qui lui manque en effet, c’est le caractère fondamental de la science, la subordination des faits connus dont elle ne peut nous offrir que la simple coordination. Il n’y a donc pas de système en histoire, comme dans toute autre science. L’histoire est une connaissance, sans être une science, car nulle part elle ne connaît le particulier par le moyen de l’universel, mais elle doit saisir immédiatement le fait individuel, et, pour ainsi dire, elle est condamnée à ramper sur le terrain de l’expérience. Les sciences réelles au contraire planent plus haut, grâce aux vastes notions qu’elles ont acquises, et qui leur permettent de dominer le particulier, d’apercevoir, du moins dans de certaines limites, la possibilité des choses comprises dans leur domaine, de se rassurer enfin aussi contre les surprises de l’avenir. Les sciences, systèmes de concepts, ne parlent jamais que des genres : l’histoire ne traite que des individus. Elle serait donc une science des individus, ce qui implique contradiction. Il s’ensuit encore que les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l’histoire rapporte ce qui a été une seule fois et n’existe plus jamais ensuite. De plus, si l’histoire s’occupe exclusivement du particulier et de l’individuel, qui, de sa nature, est inépuisable, elle ne parviendra qu’à une demi-connaissance toujours imparfaite. Elle doit encore se résigner à ce que chaque jour nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu’elle ignorait entièrement. ». Schopenhauer Le Monde comme volonté et comme représentation (1819)

 

 

 

 

 

TEXTE 2 La difficile objectivité de l'historien

 

"Nous attendons de l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient : c'est de là que nous devons partir et non de l'autre terme. Or qu'attendons-nous sous ce titre ? L'objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité. Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques. Nous attendons donc que l'histoire ajoute une nouvelle province à l'empire varié de l'objectivité.

 

Cette attente en implique une autre : nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l'objectivité qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée par l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons un départage de la bonne et de la mauvaise subjectivité, par l'exercice même du métier d'historien.

 

Ce n'est pas tout : sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose de plus grave que la bonne subjectivité de l'historien ; nous attendons que l'histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes aide le lecteur, instruit par l'histoire des historiens, à édifier une subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même, mais de l'homme.

 

Mais cet intérêt, cette attente d'un passage - par l'histoire - de moi à l'homme, n'est plus exactement épistémologique, mais proprement philosophique : car c'est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture et de la méditation des œuvres d'historien ; cet intérêt ne concerne déjà plus l'historien qui écrit l'histoire, mais le lecteur - singulièrement le lecteur philosophique -, le lecteur en qui s'achève tout livre, toute œuvre, à ses risques et périls. Tel sera notre parcours : de l'objectivité de l'histoire à la subjectivité de l'historien ; de l'une et de l'autre à la subjectivité philosophique (pour employer un terme neutre qui ne préjuge pas de l'analyse ultérieure)".

 

Paul RICOEUR, Histoire et Vérité, éd. du Seuil, pp. 23-24 (1955)

 

 

 

TEXTE 3: la scientificité du discours historique

 

« Comment donner au discours de l'historien un statut scientifique ? Comment s'assurer que l'histoire n'est pas une suite d'opinions subjectives que chacun serait libre d'accepter ou de refuser, mais l'expression d'une vérité objective et qui s'impose à tous ?

 

La question n'est pas de celles qu'on puisse déclarer superflues, inutiles ou périmées. On ne peut la congédier aujourd'hui sans renonciation majeure. Il suffit, pour s'en convaincre, de songer au génocide hitlérien. L'affirmation que l'Allemagne nazie a conduit pendant plusieurs années une entreprise d'extermination systématique des juifs n'est pas une opinion subjective que l'on serait libre de partager ou de refuser. C'est une vérité. Mais, pour qu'elle ait ce statut objectif, il faut qu'elle repose sur des faits. C'est un fait, par exemple, que les SS ont construit des chambres à gaz dans certains camps, et un fait que l'on peut prouver*.

 

Les faits sont donc, dans le discours des historiens, l'élément dur, celui qui résiste à la contestation. "Les faits sont têtus", dit-on à juste titre. Le souci des faits en histoire est celui même de l'administration de la preuve, et il est indissociable de la référence. Je viens de donner des références en note sur l'existence des chambres à gaz, parce que telle est la règle de la profession. L'historien ne demande pas qu'on le croie sur parole, sous prétexte qu'il serait un professionnel qui connaîtrait son métier, bien que ce soit en général le cas. Il donne au lecteur le moyen de vérifier ce qu'il affirme; les "procédés d'exposition strictement scientifique" que G. Monod** revendiquait pour la Revue historique veulent que "chaque affirmation soit accompagnée de preuves, de renvois aux sources et de citations". De l'école méthodique à celle des Annales (...), l'unanimité règne sur ce point : c'est bien la règle commune de la profession.

 

Pas d'affirmations sans preuves, c'est-à-dire pas d'histoire sans faits. » Antoine Prost, Douze leçons sur l'histoire, 1996

 

* Voir Eugen Kogon, Hermann Langbein, Adalbert Rückerl, Les chambres à gaz, secret d'Etat, Paris, éd. de Minuit, 1984, rééd. Points Histoire, 1987, et l'ouvrage d'un ancien révisionniste qui s'est attaqué aux archives pour prouver ses thèses… et qui est parvenu à des conclusions rigoureusement inverses, en ne trichant pas sur ses sources : Jean-Claude Pressac, Les Crématoires d'Auschwitz, la machinerie du meurtre de masse, Paris, CNRS Editions, 1993.

 

** Gabriel Monod, historien (1844-1912).

 

 

 

 

 

 

 

TEXTE 4 : L'évènement n'est pas le tout de la recherche historique

 

"Tout travail historique décompose le temps révolu, choisit entre ses réalités chronologiques, selon des préférences et exclusives plus ou moins conscientes. L'histoire traditionnelle attentive au temps bref, à l'individu, à l'événement, nous a depuis longtemps habitués à son récit précipité, dramatique, de souffle court.

 

 La nouvelle histoire économique et sociale met au premier plan de sa recherche l'oscillation cyclique et elle mise sur sa durée: elle s'est prise au mirage, à la réalité aussi des montées et descentes cycliques des prix. Il y a ainsi, aujourd'hui, à côté du récit (ou du « récitatif » traditionnel), un récitatif de la conjoncture qui met en cause le passé par larges tranches : dizaines, vingtaines ou cinquantaines d'années.

 

 Bien au-delà de ce second récitatif se situe une his­toire de souffle plus soutenu encore, d'ampleur séculaire cette fois: l'histoire de longue, même de très longue durée. (…)

 

chro­nique ou journal donnent, à côté des grands événements, dits historiques, les médiocres accidents de la vie ordinaire: un incendie, une catastrophe ferroviaire, le prix du blé, un crime, une représentation théâtrale, une inondation. Chacun comprendra qu'il y ait, ainsi, un temps court de toutes les formes de la vie, économique, social, littéraire, institutionnel, religieux, géographique même (un coup de vent, une tempête), aussi bien que politique.

 

 A la première appréhension, le passé est cette masse de menus faits, les uns éclatants, les autres obscurs et indéfiniment répétés, ceux même dont la micro-sociologie ou la sociométrie, dans l'actualité, font leur butin quotidien (il y a aussi une microhistoire). Mais cette masse ne constitue pas toute la réalité, toute l'épaisseur de l'histoire sur quoi peut travailler à l'aise la réflexion scientifique. La science sociale a presque horreur de l'événement. Non sans raison: le temps court est la plus capricieuse, la plus trompeuse des durées.

 

 D'où chez certains d'entre nous, historiens, une méfiance vive à l'égard d'une histoire traditionnelle, dite événementielle, l'étiquette se confondant avec celle d'histoire politique, non sans quelque inexactitude : l'histoire politique n'est pas forcément événementielle, ni condamnée à l'être." Braudel Ecrits sur l'histoire (1969) 

 

 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 TEXTE 5 : L'histoire a un sens : la compréhension de l'esprit par lui-même

 

« La seule idée qu’apporte la philosophie est cette simple idée de la raison que la raison gouverne le monde et que par suite l’histoire universelle est rationnelle. 22

 

Qui considère le monde rationnellement, celui-là est aussi considéré rationnellement par lui. 23

 

La nature de l’esprit se reconnaît à ce qui en est le parfait contraire : de même que la substance de la matière est la pesanteur, nous devons dire que la substance, l’essence de l’esprit est la liberté. Chacun admet volontiers que l’esprit possède aussi, parmi d’autres qualités, la liberté; mais la philosophie nous enseigne que toutes les qualités de l’esprit ne subsistent que grâce à la liberté, qu’elles ne sont toutes que des moyens en vue de la liberté, que toutes cherchent et produisent seulement celle-ci; c’est une connaissance de la philosophie spéculative que la liberté est uniquement ce qu’il y a de vrai dans l’esprit.

 

Il faut dans la conscience, distinguer deux choses : d’abord le fait que je sais et ensuite ce que je sais. Ces deux choses se confondent dans la conscience de soi, car l’esprit se sait lui-même : il est le jugement de sa propre nature; il est aussi l’activité par laquelle il revient à soi, se produit ainsi, se fait ce qu’il est en soi. D’après cette définition abstraite, on peut dire de l’histoire universelle qu’elle est la représentation de l’esprit dans son effort pour acquérir le savoir de ce qu’il est ; et comme le germe porte en soi la nature entière de l’arbre, le goût, la forme des fruits, de même les premières traces de l’esprit contiennent déjà aussi virtuellement toute l’histoire.

 

L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté - progrès dont nous avons à reconnaître la nécessité. 27-28

 

Nous disons donc que rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré ; et appelant l’intérêt une passion, en tant que l’individualité toute entière, en mettant à l’arrière plan tous les autres intérêts et fins que l’on a et peut avoir, se projette en un objet avec toutes les fibres intérieures de son vouloir, concentre dans cette fin tous ses besoins et toutes ses forces, nous devons dire d’une façon générale que rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion. 31 »

 

HEGEL Leçons sur la philosophie de l’histoire

 

 

 

 

 

TEXTE 6 : autre sens de l'histoire, l'avènement de la société sans classe. 

 

"L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes de classes.

 

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurandes' et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la disparition des deux classes en lutte.

 

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une structuration achevée de la société en corps sociaux distincts, une hiérarchie extrêmement diversifiée des conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au Moyen Âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs et, de plus, dans presque chacune de ces classes une nouvelle hiérarchie particulière.

 

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a tait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois.

 

 Cependant, le-caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement: la bourgeoisie et le prolétariat'.

 

[...] La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant». Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l'individu devenu simple valeur d'échange; aux innombrables libertés dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l'unique et impitoyable liberté de commerce. En un mot, à l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale (…)

 

Nous assistons aujourd'hui à un processus analogue. Les rapports bourgeois de production et d'échange, de propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d'échange, ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées".

 

Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste (1848), chap. I

 

 

 

 TEXTE 7  : La mémoire historique n'est pas bénéfique pour tout le monde. 

 

«  Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique au delà duquel l’être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit. Qu’il s’agisse d’un individu, d’un peuple ou d’une civilisation.

 

Pour déterminer ce degré et par là, la limite à partir de laquelle le passé doit être oublié, si l’on ne veut pas qu’il devienne le fossoyeur du présent, il faudrait savoir précisément quelle est la force plastique de l’individu, du peuple, de la civilisation en question. Je veux parler de cette force qui permet à quelqu’un de se développer de manière originale et indépendante, de transformer et d’assimiler les choses passées ou étrangères, de guérir ses blessures, de réparer ses pertes, de reconstituer sur son propre fonds les formes brisées. Il existe des gens tellement dépourvus de cette force qu’un seul événement, une seule souffrance, souvent même, une seule légère injustice suffit, comme une toute petite écorchure, à les vider irrémédiablement de leur sang (…).

 

Plus la nature profonde d’un individu possède des racines vigoureuses, plus grande sera la part de passé qu’il pourra assimiler ou accaparer, et la nature la plus puissante, la plus formidable se reconnaîtrait à ce qu’il n’y aurait pour elle pas de limite où le sens historique deviendrait envahissant ou nuisible ; toute chose passée, proche ou lointaine, elle saurait l’attirer, l’intérioriser, l’intégrer à soi et pour ainsi dire, la transformer en son propre sang. (…)

 

C’est seulement quand il est assez fort pour utiliser le passé au bénéfice de la vie et pour refaire de l’histoire avec des événements anciens, que l’homme devient homme : trop d’histoire en revanche, tue l’homme, et sans cette enveloppe de non-historicité, jamais il n’aurait commencé ni osé commencer à être. »  Nietzsche, Seconde considération intempestive (1874)

 

 

 

TEXTE 8 : Ce qui fait sens dans l'histoire est déterminé a posteriori

 

« C’est dire qu’il faut un hasard heureux, une chance exceptionnelle, pour que nous notions justement, dans la réalité présente, ce qui aura le plus d’intérêt pour l’historien à venir. Quand cet historien considérera notre présent à nous, il y cherchera surtout l’explication de son présent à lui, et plus particulièrement de ce que son présent contiendra de nouveauté. Cette nouveauté, nous ne pouvons en avoir aucune idée aujourd’hui, si ce doit être une création. Comment donc nous réglerions-nous aujourd’hui sur elle pour choisir, parmi les faits, ceux qu’il faut enregistrer, ou plutôt pour fabriquer des faits en découpant selon cette indication la réalité présente?

 

Le fait capital des temps modernes est l’avènement de la démocratie. Que dans le passé, tel qu’il fut décrit par les contemporains, nous en trouvions des signes avant-coureurs, c’est incontestable; mais les indications peut-être les plus intéressantes n’auraient été notées par eux que s’ils avaient su que l’humanité marchait dans cette direction; or cette direction de trajet n’était pas plus marquée alors qu’une autre, ou plutôt elle n’existait pas encore, ayant été créée par le trajet lui-même, je veux dire par le mouvement en avant des hommes qui ont progressivement conçu et réalisé la démocratie.

 

 Les signes avant-coureurs ne sont donc à nos yeux des signes que parce que nous connaissons maintenant la course, parce que la course a été effectuée. Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son terme n’étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n’étaient pas encore des signes." Bergson