TEXTE 1 : « L’enfant sauvage » est démuni, l’homme ne peut actualiser ses possibilités sans un contexte culturel et social.
« C’est une idée désormais conquise que l’homme n’a point de nature mais qu’il a -ou plutôt qu’il est - une histoire. (...) Certes, la notion même d’instinct, dans la psychologie animale, a perdu la rigidité qu’elle avait jadis. On sait aujourd’hui, que l’imitation, l’apprentissage des tâches chez les animaux supérieurs indiquent le rôle non négligeable de l’entourage dans la maturation de l’instinct. Malgré tout, celui-ci n’en continue pas moins d’apparaître comme un “a priori de l’espèce” dont chaque être exprime la force directrice d’une manière assez précise, même dans le cas d’un précoce isolement. c’est en ce sens qu’un comportement animal renvoie tout de même à quelque chose comme une nature. Chez l’enfant, tout isolement extrême révèle l’absence en lui de ces solides a priori, de ces schèmes adaptatifs spécifiques. Les enfants privés trop tôt de tout commerce social, -ces enfants qu’on appelle “sauvages”- demeurent démunis dans leur solitude au point d’apparaître comme des animaux dérisoires, comme de moindres animaux. Au lieu d’un état de nature où l’homo sapiens et l’homo faber rudimentaires se laisseraient apercevoir, il nous est donné d’observer une simple condition aberrante (...).
La vérité est que le comportement, chez l’homme, ne doit pas à l’hérédité spécifique ce qu’il lui doit chez l’animal. Le système de besoins et de fonctions biologiques, légué par le génotype, à la naissance, apparente l’homme à tout être animé sans le caractériser, sans le désigner comme membre de l’“espèce humaine”. En revanche cette absence de déterminations particulières est parfaitement synonyme d’une présence de possibles indéfinis. (...) Ce que l’analyse même des similitudes retient de commun chez les hommes, c’est une structure de possibilités, voire de probabilités qui ne peut passer à l’être sans contexte social, quel qu’il soit. Avant la rencontre d’autrui, et du groupe, l’homme n’est rien que des virtualités aussi légères qu’une transparente vapeur. (...)
Le naturel, en l’homme, c’est ce qui tient à l’hérédité, le culturel c’est ce qui tient à l’héritage (héritage congénital durant la gestation même, périnatal et post-natal au moment de la naissance et tout au long de l’éducation). Il n’est pas facile, déjà, de fixer les frontières du naturel et du culturel dans le domaine purement organique. La taille, le poids de l’enfant, par exemple, sont sous la dépendance de potentialités héréditaires, mais aussi de conditions d’existence plus ou moins favorables qu’offrent le niveau et le mode de civilisation. (...) Dans le domaine psychologique les difficultés d’un clivage rigoureux entre le naturel et le culturel deviennent de pures et simples impossibilités. La vie biologique a des conditions physiques extérieures qui l’autorisent à être et à se maintenir, la vie psychologique de l’homme a des conditions sociales qui lui permettent de surgir et de se perpétuer. » Lucien Malson : Les enfants sauvages 1964
TEXTE 2 : Le rejet archaïque de la diversité culturelle
« L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas admettre cela », etc. ; autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manière de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. (…) » Lévi Strauss Race et Histoire
TEXTE 3 Distinction entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de la culture.
« Posons donc que tout ce qui est universel, chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt un ensemble de faits, qui n'est pas loin, à la lumière des définitions précédentes, d'apparaître comme un scandale : nous voulons dire cet ensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et d'institutions que l'on désigne sommairement sous le nom de prohibition de l'inceste. Car la prohibition de l'inceste présente, sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs: elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d'universalité. Que la prohibition de l'inceste constitue une règle n'a guère besoin d'être démontré ; il suffira de rappeler que le mariage entre proches parents peut avoir un champ d'application variable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu'il entend par proche parent ; mais que cette interdiction, sanctionnée par des pénalités sans doute variables, et pouvant aller de l'exécution immédiate des coupables à la réprobation diffuse, parfois seulement à la moquerie, est toujours présente dans n'importe quel groupe social. » LEVI - STRAUSS Les structures élémentaires de la parenté
Texte 4 La culture comme mode particulier de l’esprit critique
Dans l’Université américaine, chez les étudiants et chez les professeurs réunis, nous dit Allan Bloom (et on peut, je crois, étendre son observation à l’Europe), prévaut depuis peu l’idée fort différente que nous devons nous interdire de juger et à plus forte raison de condamner toute civilisation excepté la nôtre. Par exemple, Bloom pose à un étudiant le petit problème de morale pratique suivant : « Vous êtes administrateur civil britannique en Inde vers 1850 et vous apprenez qu’on s’apprête à brûler vive une veuve avec la dépouille de son mari défunt. Que faites-vous ? » Après plusieurs secondes d’intense perplexité, l’étudiant répond : « Pour commencer, les Anglais n’avaient qu’à pas se trouver en Inde. » Ce qui est sans doute exact, mais ne répond pas à la question et traduit surtout le désir d’éviter à n’importe quel prix de condamner une coutume non occidentale. (…) Comme, au demeurant, la vigilance à l’égard de la civilisation occidentale ne s’est pas relâchée ; comme cette civilisation demeure, elle, pour toute âme vertueuse une proie légitime, il en résulte qu’elle seule reçoit désormais de nous et des autres les flèches de la critique. Aussi le seul crime considéré de nos jours comme inexpiable est-il le racisme. Et il doit l’être, à condition qu’on n’en tire pas le corollaire qu’un crime cesse d’être grave s’il est perpétré entre membres d’une même communauté raciale. Pourquoi serait-il moral de fusiller des homosexuels quand c’est en Iran, ou d’exterminer des Noirs quand c’est Robert Mugabe qui le fait ? Lorsque Montaigne stigmatisait avec une vibrante virulence les forfaits des Européens durant la conquête du Nouveau Monde, il le faisait au nom d’une morale universelle, dont les Indiens eux-mêmes n’étaient pas, à ses yeux, dispensés.
Notre civilisation a inventé la critique de soi au nom d’un corps de principes valables pour tous les hommes et dont doivent relever toutes les civilisations, dans la véritable égalité. Elle perd sa raison d’être si elle abandonne ce point de vue. Les Perses d’Hérodote pensaient que tout le monde avait tort sauf eux; nous autres Occidentaux modernes, nous ne sommes pas loin de penser que tout le monde a raison sauf nous. Ce n’est pas là un développement de l’esprit critique, toujours souhaitable, c’en est l’abandon total. »
Jean-François Revel, « Culture : la crise de l’Occident » in Fin du siècle des ombres, (1987), p.224-227.
Texte 5 Le devoir de se cultiver
« La culture (cultura) de ses forces naturelles (forces de l'esprit, de l'âme et du corps), comme moyens en vue de toute sorte de fins possibles, est un devoir de l'homme envers lui-même. L'être humain se doit à lui-même (comme être rationnel) de ne pas laisser inutilisées et, pour ainsi dire, de ne pas laisser se rouiller les dispositions et facultés naturelles dont sa raison peut un jour faire usage; / au contraire, à supposer qu'il puisse être satisfait de ce qu'il y a d'inné dans sa capacité de prendre en charge ses besoins naturels, il faut cependant que sa raison instruise d'abord par des principes cette satisfaction procurée par le degré plus développé de ses capacités - cela parce que l'être humain, en tant qu'être capable de concevoir des fins (de se proposer des objets comme fins), doit être redevable de l'usage de ses forces, non pas seulement à l'instinct de la nature, mais bien à la liberté, par laquelle il détermine le degré de telles capacités. / Il n'y a donc pas à considérer l'avantage que la culture de sa capacité (en vue de toutes sortes de fins) peut procurer à l'homme, car une telle considération finirait peut-être (selon les principes de Rousseau) par tourner à l'avantage de la grossièreté du besoin naturel; mais c'est un commandement de la raison moralement pratique et un devoir de l'homme envers lui-même que de cultiver ses facultés. » E. Kant, Métaphysique des mœurs, II
Texte 6 Instrumentalisation de la culture
« si le principal reproche fait à la société était demeuré son absence de culture et d’intérêt pour l’art, le phénomène dont nous nous occupons serait considérablement moins compliqué qu’il ne l’est en fait. Du même coup, il serait parfaitement compréhensible que l’art moderne se soit rebellé contre la « culture », au lieu de combattre simplement et ouvertement pour ses propres intérêts culturels. Le point, c’est que cette sorte de philistinisme, qui consiste simplement à être « inculte » et ordinaire, a été très rapidement suivi d’une évolution différente, dans laquelle, au contraire, la société commença à n’être que trop intéressée par toutes les prétendues valeurs culturelles. La société se mit à monopoliser la « culture » pour ses fins propres, telles la position sociale et la qualité. Ce, en rapport étroit avec la position socialement inférieure des classes moyennes en Europe, qui se trouvèrent — dès qu’elles possédèrent la richesse et le loisir nécessaires — en lutte serrée contre l’aristocratie et son mépris de la vulgarité des simples faiseurs d’argent. Dans cette lutte pour une position sociale, la culture commença à jouer un rôle considérable : celui d’une des armes, sinon la mieux adaptée, pour parvenir socialement, et « s’éduquer », en sortant des basses régions où l’on supposa le réel situé, jusqu’aux régions élevées de l’irréel, où la beauté et l’esprit étaient, supposait-on, chez eux. Cette fuite loin de la réalité par les moyens de l’art et de la culture est importante, non seulement parce qu’elle donne à la physionomie du philistin cultivé ou éduqué ses traits les plus caractéristiques, mais parce que ce fut probablement le facteur décisif dans la révolte des artistes contre leurs nouveaux patrons. Ils flairèrent le danger d’être expulsés de la réalité dans une sphère de conversation raffinée où ce qu’ils feraient perdrait toute signification. C’était un honneur plutôt douteux que d’être reconnu d’une société devenue si « polie » que par exemple, pendant la disette des pommes de terre en Irlande, elle ne se serait pas abaissée, pour ne pas risquer d’être associée avec une réalité si déplaisante, à faire un usage normal du mot ; elle renvoyait désormais à ce légume si souvent mangé, par les mots de « cette racine ». L’anecdote contient en miniature la définition du philistin cultivé. » Hannah Arendt, La crise de la culture, 1961
Texte 7 : Le danger de la culture de masse
« La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. je ne fais pas allusion, bien sûr, à la diffusion de masse. Quand les livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix, et sont vendus en nombre considérable, cela n'atteint pas la nature des oeuvres en question. Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés - réécrits, condensés, digérés, réduits à l'état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. [...] Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d'oubli et d'abandon, mais c'est encore une question pendante de savoir s'ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire.” H. Arendt La crise de la culture
Texte 8 Différence entre être cultivé et être moralisé
“Nous sommes cultivés à un haut niveau par l'art et la science. Nous sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, par la courtoisie et les convenances sociales de toutes sortes. Mais se tenir déjà pour moralisés, il s'en faut encore de beaucoup. Car l'idée de la moralité appartient bien à la culture, mais la mise en oeuvres de cette idée, qui se réduit à l'apparence de moralité, par la noble ambition et par la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. Mais aussi longtemps que les États utiliseront toutes leurs forces à leurs projets d'expansion vains et violents et qu'ils freineront constamment le lent effort de formation intérieure du mode de penser de leurs citoyens, en leur ôtant même toute aide dans cette perspective, on ne pourra rien attendre de cette façon de faire : il est nécessaire, [pour obtenir autre chose], que chaque communauté forme ses citoyens par un long travail intérieur. Mais tout bien, qui n'est pas greffé sur une intention moralement bonne, n'est rien d'autre qu'une apparence ostentatoire et un manque de moralité habillé de brillants atours. Le genre humain demeurera sans doute dans cet état jusqu'à ce qu'il ait travaillé à sortir, par la façon dont j'ai parlé, de l'état chaotique de ses relations internationales” Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, proposition 7
Annexe : discours de Clémenceau du 30 juillet 1885
« Je passe maintenant à la critique de votre politique de conquêtes au point de vue humanitaire. […] « Nous avons des droits sur les races inférieures. » Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà, en propres termes, la thèse de M. Ferry et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! […] Je ne veux pas juger au fond la thèse qui a été apportée ici et qui n’est autre chose que la proclamation de la puissance de la force sur le Droit. L’histoire de France depuis la Révolution est une vivante protestation contre cette unique prétention. C’est le génie même de la race française que d’avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. […] Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! Voilà l’histoire de votre civilisation ! […] Combien de crimes atroces, effroyables ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Je ne dis rien des vices que l’Européen apporte avec lui : de l’alcool, de l’opium qu’il répand, qu’il impose s’il lui plaît. Et c’est un pareil système que vous essayez de justifier en France dans la patrie des droits de l’homme ! »